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Dans « Faut-il brûler Pouchkine ? » (CNRS éditions), Victoire Feuillebois, spécialiste de l'histoire de la littérature russe du XIXe siècle, analyse les raisons pour lesquelles, la culture russe est souvent perçue comme complice de l'impérialisme moscovite.
« Pouchkine est un vrai impérialiste » affirme Serhii Plokhy, professeur d'histoire ukrainienne à l'Université de Harvard. L'écrivain est devenu le symbole d'un mouvement de fond de remise en question qui touche nombre d'auteurs et d'objets culturels russes, depuis le début de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine, en 2022. Des statues sont déboulonnées, des artistes russes sont déprogrammés et des œuvres sont boycottées. La culture russe est-elle victime de « cancel culture » ? Pouchkine, Gogol, Dostoïevski et Boulgakov sont-ils, au moins en partie, responsables du nationalisme russe ? Dans son dernier ouvrage, Faut-il brûler Pouchkine (CNRS éditions), Victoire Feuillebois s'attaque à ces questions complexes, auxquelles il est difficile d'apporter une réponse définitive.
Marianne : La culture russe est-elle en train d’être « cancel » en Ukraine ?
Victoire Feuillebois : L'un des objectifs du livre est de montrer que le prisme de la « cancel culture » n’est pas adapté au cas ukrainien. Ce terme renvoie à un modèle américain assez récent, qui consiste à annuler des artistes pour des raisons essentiellement morales, au nom du fait que les valeurs qu'ils véhiculent ou ont véhiculé ne correspondent pas ou plus aux valeurs d'aujourd'hui. Ce qui se passe en Ukraine en ce moment n’a rien d’une mode qui vient des États-Unis, comme l'affirme le pouvoir russe.
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L'Europe de l'Est est vraiment le lieu où a été inventée l’idée que la mémoire peut être révisée, selon des changements politiques et historiques, sans que cela ne consiste à la faire disparaître. En Ukraine, il y a déjà eu un mouvement similaire en 2014, au moment où les Ukrainiens ont mis dehors un pouvoir pro-russe. Des statues de Lénine ont été attaquées, avec pour volonté d'effacer la trace de l'expérience soviétique dans l'espace ukrainien. Après la chute de l'Union soviétique en 1991, il y a énormément d'anciens États communistes qui ont fait la même chose. Très souvent, les traces du passé soviétique n’ont pas été supprimées, mais muséifiées. Elles sont entreposées dans des parcs comme le Memento Park de Budapest, par exemple. C'est exactement ce qui est en train de se passer en Ukraine aujourd'hui. Il n'y a pas d'autodafé aujourd'hui de livres russes, ou alors très peu. La plupart du temps, ce qui se passe, c'est qu'on fait du tri, par exemple, dans les bibliothèques. On met en réserve les livres russes et, pour compenser, on met en avant des livres de littérature ukrainienne.
Vous évoquez le rapport particulier de la Russie à la culture et aux arts. Pouvez-vous revenir dessus ?
Personne ne peut remettre en doute le fait que la Russie est un grand pays de culture. J'ai consacré ma vie à l'étude de la littérature russe, donc je peux en témoigner. C'est une littérature exceptionnelle qui, très légitimement, fascine et suscite des vocations. En Russie, la culture joue un rôle dans la vie des gens qui est souvent très supérieure à ce qu'on voit dans d'autres contextes culturels. Cette singularité a beaucoup été utilisée par le pouvoir soviétique et post-soviétique pour alimenter l'image de la Russie comme un pays totalement à part, qu'on ne peut pas comprendre, qu'on ne peut pas juger, et que donc, on ne peut pas condamner le plan politique. Et c'est ce qu'on appelle, en science politique, « l'exceptionnalisme russe ». C’est l'argument principal du Kremlin dans sa gestion des conflits politiques.
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Il est tout à fait légitime de vouloir défendre la culture russe et ses auteurs, comme je le fais dans le livre. Mais il faut quand même attirer l'attention des lecteurs sur le fait que ses auteurs ont souvent servi à alimenter cette thèse de l'exceptionnalisme russe et donc ont joué un rôle politique.
En quoi Pouchkine serait-il « coupable » ?
Il y a deux niveaux de lecture. Après sa mort, il a été panthéonisé et utilisé par le pouvoir impérial soviétique et post-soviétique comme un symbole d'unification du pays. Il a été très fortement associé à la notion de russité. La statue de Pouchkine symbolisait la présence de l'Empire russe. Lorsque les Ukrainiens enlèvent des statues de Pouchkine, ils veulent dire : « Non, ici ce n’est pas la Russie, mais l'Ukraine. » Évidemment, on ne peut reprocher à l’écrivain cette récupération qui a commencé pratiquement 50 ans après sa mort. Il est le véhicule d'une idéologie qui s'est emparée de sa personne.
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Mais il existe un deuxième niveau de lecture : Pouchkine était un homme du XIXe siècle, qui avait des valeurs qui ne sont pas les nôtres. Il a, par exemple, porté un regard très dévalorisant pour les Ukrainiens. C’était un mélange de sentiments un peu coloniaux. Il avait un peu ce regard de Russe de Saint-Pétersbourg ou de Moscou sur l'Ukraine, mais pas seulement. À cette époque, en Ukraine, beaucoup de nobles qui collaboraient avec le pouvoir impérial. Cela déplaisait beaucoup à Pouchkine. Il avait cette image un peu stéréotypée de l'Ukrainien qui collabore avec un pouvoir qu’il déteste. Certains passages de l’auteur, très condescendants et méprisants, prêtent le flanc à une critique de type moral. Mais le contexte nous permet aussi non pas de relativiser, mais de voir dans quelle mesure ces prises de position tiennent à cette posture particulière de l'auteur au XIXe siècle.
Les grands écrivains russes, comme Dostoïevski ont-ils participé à la construction du nationalisme ?
Dostoïevski est un auteur dont nous disposons de deux corpus. Il y a le corpus romanesque, dans lequel il a excellé et dans lequel il a imposé des figures de souffrance féminine comme la prostituée, la sœur sacrifiée ou la fille violée. Donc il y a plein de possibilités de faire des lectures féministes de l'œuvre de Dostoïevski, ni patriarcales ni impérialistes.
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Mais il y a aussi un autre corpus qui est celui du Dostoïevski rédacteur de journaux. Il a été patron de presse. Il s’y est montré très nationaliste et très antisémite, durant la grande période des pogroms dans la Russie de la fin du XIXe siècle. Il est difficile de concilier ces deux figures.
J’essaye de montrer dans le livre que beaucoup d’auteurs avaient pleinement conscience de cette schizophrénie d'un certain nombre d'écrivains russes. Il y avait par exemple un auteur polonais contemporain de Pouchkine qui s'appelait Adam Mickiewicz, qui a beaucoup enseigné en France. Il disait que le problème avec les écrivains russes c'est que, chez eux, ce sont souvent opposants au pouvoir, des Européens convaincus, des pacifistes, etc. Mais dès qu'il est question de la Russie dans ses interactions avec l'extérieur, ils deviennent des harpies nationalistes. C’est vrai pour Pouchkine comme pour Dostoïevski. Il est donc impossible de donner une réponse parfaitement tranchée à votre question. Ce n'est pas l'objet du livre de le faire, mais d'attirer l'attention sur cette complexité de la vie des écrivains russes du XIXe siècle, notamment.
Comment situer Tolstoï, écrivain plutôt anarchisant dans tout cela ?
Il y a un chatbot en Ukraine qui s'appelle Cancelpushkin.com. Vous pouvez entrer le nom d'un auteur russe et le chatbot vous dit si vous pouvez le lire ou pas, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Aucun auteur ne passe le test, sauf Tolstoï. En réalité, là aussi c’est compliqué. Chez lui, il y a une critique fondamentale des structures de pouvoir, et donc de l'Empire, de la conquête coloniale. Il s'est fâché avec son éditeur à la fin de la publication d'Anna Karénine, parce qu’il a refusé d’écrire une espèce d’apologie de la guerre contre l'Empire ottoman.
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Mais cela ne l'a pas empêché d'être également la cible d'un certain nombre d'intellectuels ukrainiens. Car chez Tolstoï, il y a aussi l'idée, qui est très présente dans la littérature russe du XIXe siècle, qu’on a tous nos raisons de faire le mal. Tolstoï vous montre des gens qui font le mal, mais leur comportement s'explique et on ne peut pas totalement leur en tenir rigueur. Il y a très peu de figures du mal absolu chez lui. Plein d'auteurs ukrainiens ont affirmé que cela pose des problèmes, parce que si vous passez votre temps à excuser les coupables, il n'y a plus de place pour les victimes.
Les écrivains se résument-ils à leur idéologie ? Vous rappelez que Balzac, royaliste et réactionnaire était l’écrivain préféré des marxistes et de Marx lui-même…
Non, les auteurs ne se résument pas à leur idéologie. Je pense qu'en fait, la vraie réponse à cette question repose sur nos manières de lire. Ceux qui ont une responsabilité, ce ne sont pas les auteurs, mais nous. Nous avons la responsabilité de voir les défauts et les problèmes que posent certaines œuvres. Il ne s'agit pas d’arrêter de lire Dostoïevski, mais de trouver des manières de le lire qui n'évacuent pas son antisémitisme et qui laissent aussi de la place aux autres aspects de son œuvre.
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On a tendance à placer les auteurs russes sur un piédestal, de les considérer comme des autorités morales, à un tel point que toute interrogation critique devient très difficile. Il est très aisé de rappeler que Balzac était royaliste et réactionnaire, ce qui n’empêche pas de le lire. Il est beaucoup plus compliqué de souligner l’antisémitisme de Dostoïevski ou l’impérialisme de Pouchkine. C’est pourtant une des manières de prolonger le dialogue avec ces auteurs. C’est l’une des choses qui a motivé la rédaction de ce livre.
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Faut-il brûler Pouchkine ?, Victoire Feuillebois, CNRS éditions, 192 p., 18 €