Nous voici 1400 kilomètres plus au sud, dans les locaux de Shein à Canton. Sur l’écran de l’ordinateur, une barre de progression s’affiche, qui avance au fur et à mesure du travail effectué. De nouvelles tâches viennent constamment inonder Lucy n°2, qui déchiffre l’ordre du mois: développer 386 nouveaux modèles de vêtements.
Lucy n°2 consulte les sites web de marques étrangères, sélectionne les coupes les plus chics parmi les articles qui se vendent le mieux, puis importe les images dans son logiciel de graphisme. D’un passage de souris, elle efface le col droit d’un haut pour le transformer en bustier. Quelques clics de plus, et les manches sont raccourcies de deux centimètres. Un «nouveau modèle» est né.
Modifier le col, la longueur des manches ou des manchettes, la forme de l’ourlet ou simplement la couleur du tissu, cela suffit à faire du neuf. Le service IT écume les sites web de la concurrence du monde entier, à la recherche de données sur les meilleures ventes. Le service de planification analyse les couleurs et les styles les plus populaires avec l’aide de Google Trends, puis établit des rapports de tendance. Pour finir, ces informations finissent sur l’écran de Lucy n°2, au centre de conception de Shein.
Data is the new black
C’est ici que Lucy n°2 a appris qu’il n’existe qu’un seul langage universel: les données. Lorsqu’elle soumet une création, elle y joint les ventes du modèle original. C’est la meilleure réponse lorsque son chef d’équipe l’interroge sur ses choix, bien plus convaincante que n’importe quel argumentaire. Les marques de fast fashion traditionnelles s’efforcent de copier les nouvelles tendances et les looks. Shein fait mieux: elle copie les modèles les plus populaires de la concurrence.
Tous les jours, Shein ajoute de nouvelles variantes à sa gamme de vêtements, chacune produite à au moins 100 exemplaires. Il faut un an aux marques établies pour savoir si un modèle se vent bien ou pas. Dans l’ultra fast fashion, le cycle est beaucoup plus court. «Zara commercialise environ 10’000 nouveaux produits par an. Ce qui est effrayant, c'est que nous y arrivons en deux jours», explique Lucy n°2. «Parce qu'en coulisses, on se démène sans cesse pour augmenter le rythme de travail.»
Si Shein a pris d’assaut le secteur de la fast fashion, on ne peut pas dire que l’entreprise mette l’accent sur la partie «mode». Ce qui compte, c’est d’optimiser la gestion des données et la distribution des articles. Le nombre de modèles à créer tous les mois résulte aussi d’un calcul: plus le marché est vaste et la concurrence effrénée, plus les objectifs chiffrés que reçoit Lucy n°2 tous les mois ont tendance à gonfler.
«Je deviens folle»
Au cours de son premier mois, Lucy n° 2 a dû développer 90 nouveaux modèles de vêtement, réaliser des croquis préparatoires, aider à contrôler des droits de propriétés intellectuelle, valider des échantillons et choisir des séances photo. A l'époque, elle pouvait encore se permettre d'arriver au bureau à 10 heures et de le quitter à 18 heures précises. Un mois plus tard, les 90 modèles sont devenus 200. Deux semaines plus tard, les 200 modèles étaient devenus 386.
- Trois cent quatre-vingt-six, répète Lucy n° 2. C’est dingue, non? Je deviens folle.
Depuis, Lucy n°2 n'est rien d'autre qu'un autre employé de Shein qui s’épuise en heures supplémentaires. Elle quitte son travail à minuit ou 1 heure du matin; le week-end, elle ne prend généralement qu'un jour de congé. Les objectifs à atteindre sapent la conscience que peut avoir Lucy de ce qu’est un bon design. Car à l’origine, elle adore la mode.
Un amour gâché
Lorsqu'elle était étudiante, Lucy n°2 dépensait presque tout son argent en vêtements. Pour ce faire, elle multipliait les petits boulots et a même contracté quelques prêts. Elle a expérimenté les tenues et les styles les plus divers: Y2K, Wasteland, French Casual. Sur les réseaux sociaux, ses photos soigneusement mises en scène ne laissaient planer aucun doute sur son amour de la mode.
Elle a rejoint Shein par curiosité pour le «géant émergent de l'habillement», comme elle le qualifie.
La première fois qu'elle a examiné des échantillons de vêtements avec des collègues de travail, elle a constaté que les tissus étaient extrêmement bas de gamme. «Dès que tu les touches, tu sens que ça ne vaut rien. Certains tissus avaient une forte odeur extrêmement irritante.»
Lucy n° 2 a d'abord dû apprendre, à la dure, que Shein n’était pas une affaire de mode. Maintenant, elle ne s’étonne plus de voir un ancien vendeur d’assurances avoir de meilleures performances qu’elle au travail. «Puisque tout ce qui veulent, ce sont des données, ce sont des données que je leur fournis.»
Lucy n° 2 ne se demande plus si les vêtements se vendent, elle tire ici et là sur le tissu numérique avec la souris, enregistre le projet, le soumet. Le chef d'équipe approuve ou rejette le projet, c'est selon. Parfois, elle soumet un projet à nouveau, sans avoir rien changer. Le plus souvent, il est accepté. Elle ne s’en étonne plus:
- «C’est juste le chef d'équipe qui voulait montrer son autorité.»
Dans l’épisode suivant, nous serons au centre de production de Canton, chargée de superviser la chaîne d’approvisionnement dantesque de Shein. Nous assisterons à un face-à-face entre deux produits dérivés du capitalisme: la jeune requin en jupette et le vieux directeur d’usine mal dégrossi.