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Romeo Castellucci et la Vierge Muette

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Publié le 15 mai 2025 à 07:56. 9 min. de lecture

Le Temps s’associe au Grand Théâtre de Genève dans le cadre d’une série d’articles proposés par l’institution. Retrouvez les contenus de la saison 2024-2025 dans notre dossier dédié et dans le PDF du magazine.

Voici plus de 20 ans que Romeo Castellucci, l’une des figures théâtrales les plus puissantes du XXIe siècle, sculpte sur scène les multiples visages de notre humanité. On se souvient de manière impérissable de ce piano brûlé installé dans la nef de l’église des Célestins à Avignon baignant dans l’eau, l’abattant de son couvercle ouvert comme grande aile carbonisée.  Le « paradis » de cette trilogie inspirée de la Divine Comédie au festival d’Avignon en 2008 avait échaudé les esprits. Castellucci a parfois scandalisé, souvent perturbé comme dans son sidérant Go down, Moses en référence à une chanson de Louis Armstrong donné au théâtre de Vidy en 2014. Mais qu’il dialogue avec Dante, qu’il rappelle le chant émancipateur des Noirs américains ou qu’il transfigure la symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler, c’est toujours en étant porté par les écritures, fussent-elles saintes.

Bologne a été le lieu de notre rendez-vous. Celle qu’on surnomme la ville rouge lui va si bien. Ville centrale, située sur l’ancienne frontière des États pontificaux, l’air est ici à la résistance, à la tolérance, à l’extravagance. Dans cette Italie vieillissante où l’extrême droite de Giorgia Meloni agite les spectres du déclin, la capitale d’Émilie-Romagne offre une alternative jeune, ouverte, collective. On aura également découvert que Bologne était symboliquement la ville adéquate pour discuter du Stabat Mater. Si l’interview avec Castellucci portait sur celui de Pergolèse, qu’il mettra en scène à la Cathédrale Saint-Pierre en compagnie de deux pièces du compositeur italien Giacinto Scelsi datées de 1959 et 1970, Gioachino Rossini y avait présenté le sien dans la grande salle du palais de l’Archiginnasio en mars 1842.

Le spectacle Sur le concept de visage du fils de Dieu a été créé en Allemagne en 2010 et a été présenté au Théâtre de Vidy en 2015. La scène y est dominée par une représentation géante du Christ, tirée du Salvator Mundi peint par Antonello de Messine. — © drama-berlin.de / IMAGO Le spectacle Sur le concept de visage du fils de Dieu a été créé en Allemagne en 2010 et a été présenté au Théâtre de Vidy en 2015. La scène y est dominée par une représentation géante du Christ, tirée du Salvator Mundi peint par Antonello de Messine. — © drama-berlin.de / IMAGO

Quelle relation entretenez-vous  avec la musique?

Romeo Castellucci : Je pourrais dire qu’il n’y en a pas, dans la mesure où je n’entretiens pas une idée intellectuelle face à la musique. J’ai toujours été immergé dedans, transporté par les sons. C’est inéluctable pour moi. Ce n’est même pas un choix. Lorsque je mets en scène du théâtre, la relation entre l’image et le son est radicale. Souvent, le son est comme une onde qui précède l’image. Parfois, le son lui-même produit une image : c’est d’ailleurs ce qu’il se passe dans la tête de l’auditeur lorsqu’il écoute de la musique. Cette liberté de l’imagination est un espace très important à conquérir.

Je pense à cette phrase extraordinaire du poète Suisse Robert Walser qui disait : « Quand je n’entends pas la musique, il me manque quelque chose. Mais quand je l’écoute, il me manque encore plus ». Il y a donc une profonde nostalgie à écouter de la musique qui nous connecte avec l’idée du manque, de l’ineffable. C’est très puissant. Enfin, parler de ma relation à la musique ne serait pas complet sans évoquer le compositeur Scott Gibbons avec lequel je travaille depuis toujours. C’est une relation consubstantielle, il n’y a pas de différence entre lui et moi. Pas de frontières. Ce n’est pas une relation médiatisée par le langage, nous ne nous parlons pas. Parfois j’attends des sons, puis je propose des images, parfois c’est l’inverse, mais il n’y a absolument aucun besoin d’expliquer.

Vous avez mis en scène des œuvres de genres très différents (opéra, symphonie, Requiem) allant du profane au sacré. L’essence de l’œuvre change-t-elle votre manière de travailler?

La philosophie est la même, mais évidemment quand on est face à La Flûte enchantée ou au Requiem de Mozart, la stratégie est différente. Lorsqu’on travaille sur des partitions qui sont des sortes d’archives, l’architecture nous préexiste.  On entre dans l’œuvre comme un invité, ou plutôt comme un voleur et il faut décliner un vocabulaire en fonction de l’urgence. Par urgence, je n’entends pas la tentation de recréer ce que Mozart a voulu exprimer. C’est une illusion pieuse, voire naïve, parce qu’on ne pourra jamais recréer l’esprit d’un compositeur. Il s’agit donc de filtrer ces archives qui appartiennent au canon occidental et aborder ces géométries avec des perspectives diverses.  Il est certain que lorsqu’on fait La Flûte enchantée, on doit travailler sur les personnages alors que dans le travail sur le Requiem qui ne contient pas de théâtre immédiat, les personnages sont plus stylisés, plus iconographiques, et il n’y a pas de psychologie. Le point de vue est celui de l’observateur, c’est-à-dire du fidèle. Ce qu’on va aussi retrouver dans le Stabat Mater de Pergolèse.

 « Comme la mort est la véritable destination finale de notre vie, je me suis tellement familiarisé avec cette véritable et meilleure amie de l’homme que son image n’a plus rien d’effrayant pour moi mais m’apparaît même très apaisante et consolatrice ».
 — © Quique Garcia / EPA Romeo Castellucci a mis en scène le Requiem de Mozart au festival d’Aix-en-Provence en 2019, spectacle pour lequel il dit s’être inspiré de la phrase du compositeur : « Comme la mort est la véritable destination finale de notre vie, je me suis tellement familiarisé avec cette véritable et meilleure amie de l’homme que son image n’a plus rien d’effrayant pour moi mais m’apparaît même très apaisante et consolatrice ». — © Quique Garcia / EPA

Ces considérations permettent également de voir comment, en ce qui me concerne, le spectateur est toujours un être à part entière : il est la scène ultime. Ce qui se passe sur scène n’est au final ni ma vision, ni celle de Mozart. C’est l’expérience unique que s’en fait chaque spectateur. Et elle ne doit pas porter de nom. L’objectif est d’oublier toutes les coordonnées qui nous viennent de la culture. Cette tension est essentielle pour rendre vivante l’expérience d’un point physique. C’est le corps entier du spectateur qui doit être immergé, comme s’il sautait dans une piscine. « Un objet d’art doit toucher nécessairement la vie, ne pas être une illustration qui se consomme comme un morceau préparé par d’autres », disait Antonin Artaud. Cet artiste a complètement bouleversé notre rapport aux images et au langage. Une expérience artistique qui vous touche est au-delà du langage.

Dans Résurrection, spectacle présenté  à Aix-en-Provence en 2022 ou vous mettiez en scène la Symphonie n°2  de Gustav Mahler, l’action répétitive sur scène était celle de cadavres exhumés sortant de terre. Les changements harmoniques de cette symphonie modifiaient notre perception de cette unique image. Vous avez le pouvoir  de jouer avec les émotions des spectateurs…

Bien sûr! L’art de la mise en scène est l’art de l’arbitraire. Le réalisateur doit prendre un grand risque, être tendancieux. Dans le cas de Résurrection, ce geste répétitif désynchronisé de la musique devenait une sorte de méditation, de prière inversée. Un chant de la terre qui nous intime d’être présents et vivants face aux morts. Ici, le spectateur était confronté à un dilemme non pas esthétique, mais moral : c’est une dimension cruciale pour moi dans la contemporanéité que nous vivons. Je comprends parfaitement les gens qui quittaient la salle. Pour moi c’est sacro-saint le fait qu’un spectateur doive prendre une décision sur ce qu’il voit, à notre époque où nous sommes des spectateurs 24 heures sur 24. Aller au théâtre, c’est choisir de voir et être conscient de voir.

Pour moi c’est sacro-saint le fait qu’un spectateur doive prendre une décision sur ce qu’il voit, à notre époque où nous sommes des spectateurs 24 heures sur 24. Aller au théâtre, c’est choisir de voir et être conscient de voir

Mettre en scène des œuvres qui ne sont  pas pensées préalablement pour la scène, n’est-ce pas forcer un discours?

Pour moi, c’est s’offrir l’expérience de l’inédit. Avec le chef d’orchestre Raphaël Pichon, nous venons de créer un pasticcio scénique à partir de chansons de la Renaissance. À la cour de Mantoue, l’opéra commençait à naître, il y avait un esprit expérimental extraordinaire. C’était donc l’occasion de repenser cette musique et la notion d’expérimentation à partir de zéro, sans qu’il n’y ait rien derrière. L’absence de tradition offrait une possibilité de manœuvre plus large que lorsque l’on travaille sur Wagner ou sur Mozart. Avec un répertoire très reconnu, on entre sur un territoire miné, dangereux. Mais j’aime aussi ce sentiment de danger. Pour moi, il est essentiel.

Pour Moïse et Aaron de Schönberg, en 2015, une œuvre qui interroge le conflit entre l’idée et la représentation, Romeo Castellucci avait fait intervenir un vrai bœuf sur la scène de l’Opéra Bastille à Paris, et éclaboussé les interprètes de teinture noire. — © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris Pour Moïse et Aaron de Schönberg, en 2015, une œuvre qui interroge le conflit entre l’idée et la représentation, Romeo Castellucci avait fait intervenir un vrai bœuf sur la scène de l’Opéra Bastille à Paris, et éclaboussé les interprètes de teinture noire. — © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Quel fil allez-vous tirer, tisser pour  ce Stabat Mater de Pergolèse?

Quand je commence un travail, je ne veux pas avoir une idée intellectuelle en guise d’armure ou de protection. J’écoute la musique encore et encore jusqu’à perdre mes points d’appui, mes références,  le savoir-faire du métier. Par cette écoute répétitive, les mailles du tissu s’élargissent, cela devient une pure abstraction. Comme lorsqu’on s’approche d’une page blanche, on se rapproche jusqu’à ce que la page disparaisse. À partir de ce moment, vous pouvez laisser courir quelques pensées et essayer d’avoir une idée. Je fais cela pour éviter de tomber dans l’illustration, qui est la pire chose qui soit.

C’est extraordinaire de voir comment ce Stabat Mater de Pergolèse parvient à nous capturer, à surmonter nos barrières de protection, pour nous ouvrir et nous pénétrer. Marie n’est pas un personnage, elle est muette. Cela fait partie de la tradition chrétienne. La scène de la mère au pied de la croix est distante. Les locuteurs sont deux observateurs. On pourrait dire que nous sommes comme au pied de la croix et après le drame vécu par les deux narrateurs, il est très beau que le poète Jacopone da Todi imagine ce dialogue entre eux. Ils observent la douleur de la mère, puis, à travers elle ils regardent la croix et la douleur du Christ. C’est une sorte de triangulation de la douleur. À travers cette douleur on entre dans une forme de catharsis qui rappelle combien l’art et la religion sont nés main dans la main. Combien le théâtre est lié à la religion.

Expliquez-nous…

La tragédie naît au moment où le sacrifice entre en crise. Le théâtre grec qui est notre matrice est né de cette crise radicale avec les cieux. Les dieux sont morts, et c’est pour cela qu’il y a du théâtre. D’un point de vue anthropologique, l’œuvre de René Girard soutient que la mort du Christ rompt complètement avec le rapport au sacrifice. Ainsi en Occident, un sacrifice n’est plus possible à juste titre, car Dieu est mort. Et s’il existe de nouvelles formes de divinité, ces dernières ne demandent pas de sacrifice mais une forme d’adhésion totale. Ensuite, évoquer René Girard c’est forcément parler de sa théorie anthropologique fondée sur l’exclusion-sacralisation du bouc émissaire. En focalisant son attention sur l’aspect le plus énigmatique du sacré, cet auteur génial (de La Violence et le sacré, 1972) montre que l’immolation d’une victime sacrificielle, attestée dans presque toutes les traditions religieuses et la littérature mythologique, sert à apaiser la guerre de tous contre tous. Le problème, c’est que nous avons oublié ces phénomènes, nous avons aussi oublié  le sacrifice.

Le théâtre grec qui est notre matrice est né de cette crise radicale avec les cieux. Les dieux sont morts, et c’est pour cela qu’il y a du théâtre


Romeo Castellucci s’est fait une spécialité de la mise en scène d’œuvres musicales qui n’ont pas été écrites pour la scène, tel l’oratorio d’Alessandro Scarlatti Il primo omicidio présenté au Staatsoper de Berlin en 2019. — © Martin Müller /  IMAGO Romeo Castellucci s’est fait une spécialité de la mise en scène d’œuvres musicales qui n’ont pas été écrites pour la scène, tel l’oratorio d’Alessandro Scarlatti Il primo omicidio présenté au Staatsoper de Berlin en 2019. — © Martin Müller /  IMAGO

Le Stabat Mater sera donné dans  la Cathédrale Saint-Pierre à Genève.  Est-ce un lieu plus délicat qu’une scène  de théâtre?

Absolument, c’est comme courir sur le fil d’un rasoir. Pour les raisons que nous avons évoquées précédemment et pour le risque d’être illustratif.  Il faut dire que la musique de Giacinto Scelsi qui ouvrira le spectacle (Quattro pezzi de 1959) est très importante. Parce qu’avec Pergolèse ils sont l’un et l’autre à l’opposé et forment un couple absolument parfait. Une relation de plénitude vide dans cette combinaison. La musique de Scelsi est une musique spirituelle avec l’âpreté nécessaire à notre contemporanéité. Les quatre premières pièces pour orchestre sont comme des bourdons très sombres, qui vont venir charger l’air de la cathédrale d’une grande tension. On entrera d’autant mieux dans la douceur et la lumière de la musique de Pergolèse. Pour terminer, il y aura trois hymnes latins a cappella d’une pureté absolue comme un fil d’eau (Three Latin Prayers de 1970). Ces trois prières liturgiques (l’Alleluia, le Pater Noster et l’Ave Maria), sont pour moi l’expérience de la foi que je n’ai pas.

Et la cathédrale ?

Le lieu est très important car il raconte déjà sa propre histoire. Cette cathédrale où le calvinisme est né, où Calvin a écrit, travaillé et où il a supprimé tous les signes religieux, car le calvinisme ne contemple pas la figure de la Vierge. Il y a donc déjà une contradiction, presque une relation vraiment problématique entre l’œuvre et l’héritage de ce lieu. C’est un contraste très intéressant. Et puis il y a cette sévérité du bâtiment, très gris, très haut. On dirait presque une église en ciment. J’aime cette dureté. Ici, l’espace n’est pas un espace, mais déjà un personnage, avec sa mémoire et quelques fantômes. Il faut donc entrer dans une sorte de dialogue avec lui.


Titulaire d’un master de soliste de la Haute École de Musique de Genève et d’un master d’anthropologie de l’université Lyon Lumière, Juliette de Banes Gardonne fait une carrière de mezzo-soprano qui l’a conduite sur plusieurs scènes suisses et françaises. Elle a fondé l’Ensemble Démesure et est aujourd’hui responsable de la rubrique musicale au Temps.

Après des études de peinture et de scénographie à l’Académie des Beux-Arts de Bologne, Romeo Castellucci a fondé sa compagnie, la Societas Raffaello Sanzio, qui s’inscrit dans la continuité du «théâtre de la cruauté» d’Antonin Artaud et propose des productions dont il est à la fois auteur et metteur en scène, scénographe et créateur des costumes et des lumières. À l’opéra, il a monté aussi bien Parsifal de Wagner que Moïse et Aaron de Schönberg, le Requiem de Mozart ou la Symphonie no2 « Résurrection » de Mahler. Au théâtre, on lui doit notamment Sur le concept de visage du fils de Dieu et Le Troisième Reich, tous deux présentés au Théâtre de Vidy en 2015 et 2023. Artiste associé du festival d’Avignon en 2008, il y a créé trois pièces inspirées de la Divine Comédie de Dante. Il a reçu en 2000 le Prix Europe Réalités Théâtrales.


Stabat Mater

du 10 au 18 mai au Grand Théâtre de Genève

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