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FIGAROVOX/HOMMAGE - L’avocat et essayiste Michel Guénaire a rencontré le créateur de la revue Le Débat en 1988, qui l’a ensuite publié. Il rend hommage à cet «éditeur de la mémoire», décédé ce 2 juin.
Michel Guénaire est avocat d’affaires et essayiste. Dernier livre paru : Après la mondialisation. Le retour à la nation (Les Presses de la Cité, 2022).
« Les souvenirs obéissent aux lois de la mémoire et non à celles de l’histoire », a écrit Pierre Nora dans Jeunesse, son livre le plus personnel. Où il a raconté le destin de sa famille durant la Seconde Guerre mondiale, la fuite à Hendaye et le refuge dans le Vercors pour l’enfant qu’il était, avant de décrire son parcours de l’après-guerre jusqu’à nos jours, en le résumant par cette formule a-sartrienne : la « reconquête d’une positivité juive ».
C’était il y a soixante ans. Fin 1965, Pierre Nora entrait chez Gallimard. L’année suivante, il était témoin de la rupture avec Hachette, à l’origine du décollage commercial de Gallimard avec la Sodis et Folio. Et lui se lançait, chez l’éditeur qui le chargeait de la non-fiction et attendait qu’il y fît ses preuves, dans ce qui devait être la plus grande entreprise éditoriale moderne au service de l’Histoire, en créant la Bibliothèque des Histoires après la Bibliothèque des sciences humaines, à laquelle feront suite la collection Témoins. Les grands noms se succèdent : Michel Foucault, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Georges Duby, François Furet jusques et y compris Elias Canetti. Ils vont occuper, ce que Pierre Nora a nommé dans Une étrange obstination, le livre qui a suivi Jeunesse, les « « trente glorieuses » de l’histoire et des historiens ».
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Ces années démarrent à la fin des vraies Trente glorieuses. Curieux enchaînement quand on y réfléchit. C’est « la fin des années de croissance accélérée et les débuts d’une profonde mutation de la conscience historique et nationale », note Pierre Nora toujours dans Une étrange obstination. Les historiens élaborent une « histoire intellectuelle du politique », notamment au moment du Bicentenaire de la Révolution française, révélant « le rapport étroit que la France, plus que tout autre pays, a entretenu entre le littéraire et le national ». Nul ne pourra nier que cette mutation de la conscience historique n’a pas été politique. Pierre Nora confessera s’être appuyé pour lancer son entreprise sur Le Nouvel Observateur, « qui a servi aux auteurs de caisse de résonance ».
Suivons toujours Pierre Nora : à la fin de ce cycle, apparaît une nouvelle histoire où l’évènement est « désormais immédiat, une histoire en direct, une histoire chaude, une histoire crue ». Et cependant il n’y a plus d’évènement majeur ou profond, puisque c’est « la fin de l’idée révolutionnaire ». C’est alors ce qu’il nomme « un présent historique, lourd d’un gonflement de la fonction de mémoire, de l’hypertrophie des instruments de cette mémoire : musées, archives, bibliothèques, collections, numérisation des stocks, banques de données, chronologies ». Les historiens livrent leurs propres opinions. Ils se regardent, jugent leur itinéraire et finissent par parler d’eux, « une manière d’ego-histoire ».
Pierre Nora nous avait fait découvrir de grandes périodes signant des civilisations, et celles-ci finissaient leur course dans le moment arrêté des musées et des célébrations.
Michel GuénaireDans les Lieux de mémoire, « l’État-nation traditionnel se transformait en Nation-Mémoire ». La mémoire, écrit Pierre Nora, devient « l’économie du passé dans le présent », ou, comme le disait Proust, lu par Pierre Nora en quinze jours, à seize ans, auquel il rend un hommage appuyé et vers lequel il reviendra passionnément à la fin de sa vie, « présence du passé dans le présent ».
Cette trajectoire, la transformation du sujet de l’histoire sous l’emprise de ces historiens, la nouvelle relation de l’histoire avec le temps engendrée par eux, ne devait-elle pas cependant être réductrice du sens que devait et pouvait toujours conserver l’Histoire ? Pierre Nora nous avait fait découvrir de grandes périodes signant des civilisations, et celles-ci finissaient leur course dans le moment arrêté des musées et des célébrations. Proust, resté cloîtré à la fin de sa vie chez lui pour écrire les derniers tomes de La Recherche, se nourrissant de café au lait qu’il a remplacé par des carafes de bière que son chauffeur va chercher au Ritz et qu’il tient à boire glacée, a terminé son œuvre dans une chambre qui se refermait sur lui. Si la mémoire signe la présence du passé dans le présent, l’Histoire ne devait-elle pas toujours tendre à dépasser le présent mémoriel ?
Et puis, il y eut l’aventure du Débat, la revue et la collection. Sur les « deux fronts » : « contre la spécialisation savante de type universitaire, et contre la simplification journalistique », a-t-il toujours dit et rappelé. Avec le compère admirable, et complémentaire : Marcel Gauchet, dont Pierre Nora dira qu’il a « une pensée qui le met à part de presque tous ses contemporains », tournée vers ce que Marcel Gauchet nommera L’avènement de la démocratie. « Il y a du Péguy en lui », a écrit Nora. Ce qui désigne une indépendance et une force.
Maintenant, je le revois : Pierre Nora, dans ce petit bureau aux murs nus chez Gallimard, parce qu’il disait qu’il n’y était que de passage, et où il accueillait ses auteurs avec l’élégance d’un éditeur des temps anciens,– comme je me revois moi-même : dans la salle sans fenêtre à côté de son bureau, pour signer le service de presse de mon essai, Déclin et renaissance du pouvoir, il y a vingt-cinq ans. Outre cet essai dans la collection, je devais publier onze articles dans la revue entre 1991 et 2018.
Une édification scientifique majeure, et une place centrale dans le débat d’idées, auront marqué notre mémoire intellectuelle et politique. Partons de celle-ci pour revenir à l’Histoire. À partir des Lieux de mémoire, ce sera celui de la nation. Non pas une nation-musée, mais une nation-projet. Une histoire tour à tour évènementielle, soudaine et inédite, se moquant de tout passé figé, encensé et célébré, doit aujourd’hui écrire l’avenir de la nation. En hommage à Pierre Nora.