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Une fois par mois sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des œuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec «Le Devoir».
20 mai 1947. Dans la salle du Congress Hall rattachée à l’église irlandaise St. Patrick, sur le boulevard qu’on n’appelait pas encore René-Lévesque, un public clairsemé assiste, médusé, à une aventure hors du commun, mais il ne le sait pas encore — le sait-on vraiment lorsque l’Histoire traverse nos murs comme bourrasque folle ? Trop souvent elle ne fait que siffler au-dessus de nos têtes, sans que nous nous en rendions compte. Et ce soir-là du 20 mai 1947, seule une poignée de l’assistance est consciente que les portes d’un nouveau monde viennent de s’ouvrir grâce aux coups de bélier. Ou plutôt aux coups de panache d’un orignal « épormyable » du nom de Claude Gauvreau.
Le jeune poète a 22 ans, il est totalement inconnu du grand public, mais un groupe le soutient depuis quelques années déjà, une bande de jeunes artistes parmi lesquels une majorité de peintres, une écrivaine, une chorégraphe déjà active et une autre en devenir, un photographe, un futur psychiatre, une comédienne… Ils s’appellent entre eux « la bande à Borduas », du nom de leur maître, mais il y a trois mois, le journaliste Tancrède Marsil les a baptisés du nom d’automatistes.
Sur la scène du Congress Hall nous parviennent dans l’obscurité cinq notes de piano ; quand les lumières reviennent, un jeune homme en maillot blanc, portant des gants noirs, est debout sur une chaise. Il pose un cadre au mur, aux côtés d’une jeune femme en peignoir, allongée sur un sofa.
« Je suis le phoque qui a plongé dans les ruisseaux de sirop. Battue imperméable hachée comme des notes de flûte. Les murs comme des déserts gris nivelant leurs faces longues comme des attentes. »
C’est le jeune homme qui parle.
La jeune femme a beau être avachie dans le sofa, elle n’est pas en reste : « Habillés en blanc dans les passerelles hésitantes, nous sommes les bulles de savon. Des gorges de folie dans des bassins remplis de transpiration. Holà ! Pitres de mendicité, époumonez-vous dans les soutanes centenaires ! »
Claude Gauvreau vient de faire entendre sa langue et c’est une bombe qui explose sur la scène : les fragments des mots disloqués rejaillissent dans la salle. Le public passe de l’effroi à l’hilarité générale — ce n’est pas d’hier que le Québec est pris dans une camisole de farce. « Ce fut un éclat de rire exorbitant tout à fait général et incontrôlablement hystérique. Tous ceux qui étaient là et qui auparavant nous avaient été secourables refusaient de dépasser certaines bornes ; c’était évident ! J’éprouvais l’angoisse, pour la première fois, de la rupture prochaine immédiate. » C’est Borduas qui écrit ces mots dans sa correspondance, aux côtés de ses amis, Pierre Gauvreau, le frère de Claude, qui a conçu le décor en papier journal, Madeleine Arbour qui a signé les costumes, Maurice Perron qui assure la technique.
Mais surtout, sur scène, Claude Gauvreau lui-même et sa muse incomparable, la grande actrice Muriel Guilbault. Claude en est fou, fou d’un amour impossible, il le sait, elle a été claire là-dessus, mais le poète éperdu lui a quand même ouvert ses Entrailles, et au milieu de ses viscères littéraires se trouvaient ces quelques pages en forme de théâtre surréaliste, exploréen, automatiste, certainement révolutionnaire, sûrement poétique.
Il lui a offert un rôle ; la beauté baroque a dit oui, parce que Muriel sait reconnaître un auteur, et sur ce coup-ci une fois de plus elle ne s’est pas trompée ; 25 ans avant que la pièce maîtresse de Claude Gauvreau Les oranges sont vertes soit créée par Jean-Pierre Ronfard au TNM et que son auteur reçoive enfin la reconnaissance officielle qu’il mérite, la grande Guilbault a su que le toit de la chapelle du théâtre québécois allait être perforé.
Gauvreau, c’est une lumière, celle qui vous éblouit, puis vous brûle — vous en garderez des séquelles à tout jamais. « Le poète entré dans nos âmes par la serrure. » Que celles et ceux qui ont peur des brûlures du soleil fuient à grandes enjambées ! « La douleur dans mon œil ! Rien ! Il n’y a rien à voir ! Des pics moussus de vapeurs vertes plus épaisses que des peaux d’ours ! Mon œil bas. Mon œil amoindri. Mon œil blessé. La douleur dans mon œil. Lumière qui rend aveugle ! »
Le glissement marchand de la culture
Ces derniers jours, on a célébré — à juste titre — une augmentation significative du soutien à la culture, par le budget du Conseil des arts et des lettres du Québec. Si on doit saluer le geste, il importe de nous poser la question qui dérange : un soutien accru certes, mais à qui et à quoi ? Le glissement marchand, la chute non pas du dollar vert mais vers le dollar, n’en finit pas de nous entraîner dans une prime au billet déguisée : sont surtout soutenues les démarches qui remplissent les salles, qui sont drapées de couvertures médiatiques, qui trônent dans les palmarès, qui reçoivent les prix, qui revendiquent médiation, guérison, communion, bénédiction — bref, qui sont reconnues par les instances mises en place. Le pouvoir, donc.
Comment pourrait-il en être autrement ? Ce même pouvoir qui s’esclaffa le 20 mai 1947, puis passa 25 ans à se moquer de Claude Gauvreau. « Des Judas viennent gratter le sol de nos pelouses, la verge à l’air. Absurdité plus vraie que les monts barbus. Enflure critique. J’en discute canoniquement. Voix de pépites brassées dans les mains russes bûcheronnes. »
Quand on évoque la censure, je pense à Gauvreau. Quand j’assiste à des spectacles étincelants, quand je lis des œuvres profondément originales, éloignées de toute morale consensuelle, mais qui n’ont reçu aucun soutien, je pense à Gauvreau. Quand j’entends des gens se moquer de la poésie, de la folie et de l’audace, je pense à Gauvreau.
J’y pense donc souvent.
Et pourtant, comme les aventures comme celles de Bien-être sont salvatrices ! Comme ces cris sont libérateurs ! Borduas ne s’y trompe pas, lui qui a perçu ce soir-là que « deux réalités sociales se sont rencontrées ». Ça y est, le maître ne peut plus faire marche arrière : depuis quelques mois, l’idée d’écrire un manifeste a germé dans sa tête. On connaît la suite : Riopelle revient « des Europes » avec un manifeste sous la main, Rupture inaugurale, rassemblant des surréalistes proches de Breton qui refusent tout assujettissement de leur art à un dogme. Refus global lui aussi rejettera toute idéologie, souhaitant une transformation radicale des attitudes, des désirs, des espoirs.
On l’oublie souvent, mais la publication originale du brûlot, tiré à 400 exemplaires — un autre exemple de la relation absurde entre gros tirage et impact profond dans sa société — contient bien évidemment le manifeste éclatant de Borduas, réparti sur 16 pages, mais aussi d’autres textes en forme de courts essais, signés Françoise Sullivan, Bruno Cormier et Fernand Leduc, le tout émaillé de photos des œuvres automatistes prises par Maurice Perron. On n’y retrouve aucune œuvre artistique, fictionnelle, mis à part… trois courtes pièces de Claude Gauvreau : Au cœur des quenouilles, L’ombre sur le cerceau et Bien-être. Tous les automatistes se sont entendus pour loger l’œuvre théâtrale de leur ami au cœur de leur projet révolutionnaire. Les mots du poète comme les armes du maquis. Le théâtre vu comme l’un des outils de la subversion.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Mais en ce soir du 20 mai 1947, ce sont les gorges chaudes de la pensée conservatrice qui se manifestent le plus bruyamment. Ces mêmes gorges qui riront de Claude Gauvreau tout au long de sa vie. Le 10 novembre 1955, il s’en ouvre à son maître dans une lettre déchirante. « Cher Borduas, je suis devenu “l’idiot du gros village”, ou, du moins, l’un des idiots… On ne se gêne plus devant un paria de mon acabit. Peut-être croit-on que l’inaptitude à parler aisément veut dire l’incapacité de comprendre tout de l’ambiance : c’est une erreur. J’entends, je saisis… et je dois subir sans bouger […] Cher Borduas, j’aperçois votre vie qui s’élargit sans cesse. La vie est opulente. Moi, c’est la surabondance des inaccessibilités qui me tue. Je ne sais plus l’art d’approcher, de toucher, de posséder. On ne peut plus m’aimer, on ne peut plus aimer ce que je suis devenu : il faut que je meure. […] Ah ! que je préférerais vivre ! Si je pouvais. »
Un suicidé de la société
Sa mort, survenue la veille du début des répétitions des Oranges sont vertes, le 6 juillet 1971, Claude la prépare depuis le suicide de sa muse, Muriel Guilbault. C’est peu de dire que son pays ne l’a pas aidé, faisant de lui (pour paraphraser le titre du livre d’Antonin Artaud sur Van Gogh, le plus beau texte qui n’ait jamais été écrit sur la peinture, affirmait Riopelle) un suicidé de la société.
Et pourtant, le poète qui n’a jamais voulu être maudit appelait de tous ses vœux et de tous ses mots un bien-être, à la fois individuel et collectif. Sa crainte ne se manifestait que lorsque le désamour profond de ses contemporains se transformait en réaction violente à son endroit : huées, moqueries, indifférence, censure. « J’ai peur dans les douceurs inhumaines. » Toute cette curée l’atteignait et a fini par l’éteindre.
Claude Gauvreau, le poète dramaturge le plus courageux et le plus audacieux que le Québec ait porté en son sein, ne formulait qu’une seule demande, si simple qu’elle me bouleverse chaque fois que je la lis, et qu’on pouvait entendre déjà en ce soir du 20 mai 1947 : « J’ai besoin de tendresse dans les palmes de mon inquiétude. »
Note : Toutes les citations proviennent de Bien-être de Claude Gauvreau, sauf celles dont la source est mentionnée dans le texte.