Une œuvre chorale où les destins d’une trentaine de personnages se croisent pendant trois heures, un ouvrage monumental qui entrelace savamment l’art et la vie, le privé et le public, le sublime et le grotesque : c’est ce que l’autrice et metteuse en scène française Caroline Guiela Nguyen, directrice du Théâtre national de Strasbourg depuis 2023, a créé à Vienne en mai 2024.

Un an plus tard, ce spectacle exceptionnel, intitulé Lacrima, est présenté à Montréal, à l’occasion du festival TransAmériques, avant de l’être à Québec, pour le Carrefour international de théâtre.

L’action se déroule dans un futur très proche. Le vaste plateau évoque à la fois l’atelier de la maison de haute couture Beliana à Paris, l’atelier de broderie de la maison Shaina à Mumbai et l’atelier du Musée de la dentelle d’Alençon, en Normandie. Le fil conducteur : une robe de mariage digne d’un conte de fées commandée par la princesse d’Angleterre (un personnage fictif, précisons-le) à Alexander Schaaf, styliste et directeur artistique de Beliana.

L’intransigeante souveraine, dont la voix accompagne la représentation, accorde aux artisans et artisanes un délai de huit mois et 22 jours. Quelque 4688 heures de travail seront nécessaires pour effectuer cette tâche colossale. Lacrima, c’est l’histoire de cette robe et de son voile, l’histoire de celles et ceux qui ont touché cet ouvrage ambitieux, réceptacle métaphorique de toutes les larmes de notre époque.

Dans un style qui est à la fois réaliste, pour ne pas dire télévisuel, et franchement théâtral, avec tout ce que cela implique de conventions, le spectacle ose la vidéo en direct sur écran géant aussi bien que les changements de décor à vue, juxtapose tout naturellement les visioconférences internationales et les conversations d’alcôves, l’intervention d’urgence d’un groupe de pompiers et l’enregistrement d’une émission de radio documentaire. Professionnels et amateurs, jeunes et vieux, les 10 interprètes, tous épatants, composent une galerie de personnages fort attachants.

Beau et horrible

Le spectacle est un hymne à la beauté des étoffes, à la splendeur des dentelles et des broderies, un vibrant hommage à ces savoir-faire en voie de disparition, mais il a aussi — et peut-être même surtout — le mérite de donner à voir de manière indubitable, parfois insoutenable, le fonctionnement des oppressions, ces abus de pouvoir auxquels nous consentons, la domination des grands sur les petits, le mépris des riches pour les pauvres, des puissants pour les faibles, des patrons pour les ouvriers, des hommes pour les femmes.

Autour de la confection d’une robe, Guiela Nguyen met en scène, sans manichéisme et sans faire de leçons, les ravages du colonialisme et de l’impérialisme, les injustices du capitalisme et du néolibéralisme, les horreurs du classisme et celles du patriarcat.

Photo: Jean-Louis Fernandez Autour de la confection d’une robe, Guiela Nguyen met en scène, sans manichéisme et sans faire de leçons, les ravages du colonialisme et de l’impérialisme.

Avec ses rebondissements et ses parallèles, ses cultures et ses langues, ses images poignantes et ses formules chocs, son caractère généalogique et sa dimension politique, sans oublier cette manière de flirter avec le mélodrame sans jamais y sombrer, la saga émeut et captive.

On pourrait affirmer que Lacrima évoque les réalisations de Wajdi Mouawad, de Robert Lepage ou d’Ariane Mnouchkine, mais dorénavant, face à pareille fresque, devant une aventure théâtrale au long cours qui est à la fois historique et contemporaine, intime et collective, séduisante et virulente, on pourra dire : « Ça fait penser à l’univers passionnant de Caroline Guiela Nguyen. »