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Dialogues de bois

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Lorsque j’ai vu la paire de jeunes mâles (des jakes, en jargon de chasse) se pointer à la lisière du champ, à environ 200 mètres, j’ai dit à mon partenaire : « Y a un dindon, là-bas. Deux dindons… »

Et lui : « Hein ? Où ça ? »

Puis, il les a repérés aussi, et au même moment, les dindons, qui avaient sans doute aperçu la fausse femelle plantée à une vingtaine de mètres de la cache, ont commencé à marcher vers nous en suivant l’orée du bois. Il a pris le fusil à pompe qu’il avait appuyé à un tronc d’arbre pour pouvoir se servir de son appeau en bois franc, et il a dit : « Tu prends celui de gauche ; moi, celui de droite… »

Camouflés de pied en cap, nous étions accroupis derrière une toile de camouflage tendue par des piquets, mais nos arrières étaient exposés, et leur vue perçante a peut-être capté un mouvement, car les deux oiseaux se sont mis à couvert tout en continuant de se rapprocher, côté bois.

Chez le chasseur non pratiquant que j’ai été pendant des années, la familiarité instinctive du fusil, cet automatisme qui fait que la crosse vous saute à l’épaule et que le canon s’aligne tout naturellement sur la cible, s’est émoussée. Pour se retrouver face à ces dindons qui nous prenaient à revers, il fallait pivoter rapidement, pour ainsi dire au coude-à-coude sur notre position, une manœuvre qui me paraissait délicate avec des armes prêtes à tirer. Cette lenteur à me repositionner et à épauler mon superposé explique sans doute le ratage du doublé anticipé : pendant que mon compagnon déchargeait son douze sur le dindon de gauche, qui tombait foudroyé, je regardais l’autre s’envoler sur une courte distance et s’éloigner.

Vite consolé de la perte de son compère par les appels amoureux (les fameux yelps) émis par l’appeau de mon complice, le second jake, contre toute attente, s’est attardé dans le secteur. Pendant un bon 45 minutes, avec mon fusil pointé vers la forêt, j’étais le troisième terme silencieux d’un sublime dialogue entre la ruse sonore du chasseur et la lubricité pas très subtile du gros volatile qui, invisible derrière les buissons, allait et venait à une cinquantaine de mètres, en poussant régulièrement des gloussements roucoulés à ébranler le sous-bois. Sans doute pas un cri aussi menaçant que le rugissement du lion qui noue les tripes de Francis Macomber dans la nouvelle de Hemingway, mais quand, fusil épaulé, on attend que ce dindon excité se pointe la caroncule entre deux arbres pour lui loger une gerbe de plombs numéro 4 dans la tête, c’est un bruit qui fait son petit effet. J’en avais presque la chair de poule, pour rester dans les gallinacés.

Le fait essentiel de la chasse printanière au dindon sauvage, m’avait prévenu mon initiateur, est que le mâle en quête d’occasions amoureuses, par principe, ne se déplace pas. Ce polygame est le Louis XIV de nos bois, un pompeux roi-soleil dont les fastes parures et le pouvoir d’attraction tout en parade constituent le centre de l’univers où convergent les femelles plutôt que l’inverse. D’où la difficulté de cette chasse à l’appel.

Mon dindon m’attendait donc plus loin, et j’étais bien prêt à y aller, en rampant s’il le fallait, mais alors bonne chance pour déjouer sa super-vision. Il a fini par suspecter cette jenny (jeune femelle) trop timide pour aller le rejoindre et s’en est allé plastronner ailleurs.

Une semaine plus tard, sur les quelques hectares de flanc de montagne où j’ai ma cabane, j’étais de nouveau à l’affût, une grosse demi-heure avant le lever du soleil, au bord d’une petite prairie où j’avais relevé les pistes de Meleagris gallopavo. En me dirigeant vers ma cache dans un restant de clair de lune, j’entendais le chant des grives solitaires monter de la pénombre autour de moi avec cette clarté particulière des sons de l’aube.

Si la forêt me parlait en solitaire, ce matin-là, elle a refusé de me parler dindon. Aucune réponse à ces appels au sexe qui m’avaient semblé si réalistes dans le secret de mon bureau, à Sherbrooke. Je commençais à douter de ma propre crédibilité dans le rôle de la dinde en chaleur.

Je me consolais en songeant à Montaigne, ce chasseur sensible au point de gracier parfois les bêtes forcées à la course par ses chiens. « Qui n’aime la chasse qu’en la prise, il ne lui appartient pas de se mêler à notre école » (« De la cruauté », Essais).

Si je devais décrire en trois mots la chasse à l’affût, je choisirais ceux-ci : imprévu, patience, réceptivité. Imprévu, comme dans toute chasse qui n’est pas une battue avec une armée de rabatteurs poussant le gibier devant elle : « on ne sait jamais… » Patience : quand ça ne mord pas, le pêcheur peut toujours se déplacer en chaloupe ou changer de gué ; s’il bouge le moindrement, le chasseur à l’affût risque de mettre en fuite une proie qui s’était approchée à son insu : des heures de plaisir…

Et réceptivité : à l’affût, le chasseur, cette bête de signes, n’a rien d’autre à faire que de sonder et enregistrer la totalité du monde sensible qui l’environne. Cette forêt où mes appels laissaient la gent dindonnière sans voix n’en était pas moins polyglotte. Elle parlait le paruline à gorge noire, le paruline bleue et le paruline couronnée (ovenbird en anglais, donc « oiseau-four » sous la plume d’un traducteur hexagonal…).

Ma forêt me parlait en pic-bois, en mésange et en sittelle, en gélinotte, en corbeau et en tyran huppé, elle parlait le petit frédéric, le tchébec et le phébi, s’exprimait couramment en tarin et en roselin pourpré, parlait américain avec l’accent de l’oriole de Baltimore comme elle avait parlé grand-duc à trois heures du matin. Elle pouvait aussi jaser en geai bleu et en junco ardoisé, passer du viréo aux yeux rouges au viréo à tête bleue et sauter du merle au cardinal à poitrine rose.

Enfin, elle parlait la langue silencieuse du tueur solitaire qui survolait mon terrain de chasse au moment même où je démontais mon abri, un autour des palombes, qui semblait demander, lui aussi : où ça, des dindons ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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