Cet article est la retranscription un peu résumée d’une interview du professeur marxiste d’économie,Richard Wolff, par l’écrivain norvégien Glenn Diesen, le 20 juin 2024. Il porte sur les Etats-Unis où habite le professeur.
Dominique Muselet
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Professeur Richard Wolff : Tous les empires ont suivi la même courbe. Un empire au fait de sa gloire suscite l’envie et tous les autres s’unissent généralement contre lui pour le faire tomber. L’Occident qui ignore la coexistence pacifique, passe d’empire en empire. La transition est habituellement caractérisée par un déni intransigeant des habitants de l’empire déclinant, ponctué d’efforts pour ralentir le dit déclin, en empêchant la progression de ce qui émerge à la place.
Israël est quelque chose de tout à fait anachronique. Les 150 dernières années ont été témoin des luttes anticoloniales et de la décolonisation du monde. Comment Israël, un état colonial de peuplement, peut-il se développer dans un 21e siècle anticolonial ? C’est parce qu’il est la continuation du projet étasunien désespéré de s’accrocher à une hégémonie qui fuit de tous les côtés. Mais, depuis la frappe de Trump sur les centrales nucléaires iraniennes, on commence à entendre des politiciens étasuniens des deux partis dire : « Nous avons payé notre dette à Israël », « Nous sommes libérés de nos obligations envers Israël », « Nous pouvons maintenant prendre nos distances avec Israël et nous concentrer sur la Chine ».C’est ridicule parce que Israël n’a jamais eu autant d’ennemis, mais cela montre que même les Etasuniens les plus extrémistes ne veulent pas s’embourber au Moyen-Orient.
A l’apogée de leur puissance hégémonique, les Etats-Unis ont mis en place une économie libérale répondant aux dogmes du libre marché et de la libre circulation des hommes et des capitaux, qui a été théorisée par Ricardo et unanimement prêchée dans toutes les grandes universités occidentales. Cela leur a permis de siphonner toute la richesse mondiale puisque leurs industries et leurs technologies étaient les plus performantes du monde. Mais maintenant, le néolibéralisme est accusé du déclin de l’Occident et rejeté partout. Trump ne parle plus de libre marché mais de marché équitable (terme emprunté à la gauche qui a inventé le commerce équitable pour aider les pays en voie de développement) et il remet partout des barrières (taxes douanières, mur anti-immigration, sanctions et guerres contre les concurrents).
Je suis professeur d’université. Quand j’ai commencé tous mes étudiant devenaient professeurs dans d’autres universités. Maintenant, soit ils ne trouvent pas du tout de poste à l’université, soit ils sont obligés d’avoir un autre travail, en plus du travail académique, pour survivre. On ferme des universités ainsi que des programmes sociaux pour pouvoir augmenter le budget de l’armement. Mais personne ne fait le lien avec le déclin de l’Empire. C’est un sujet tabou.
Un empire en déclin a besoin de boucs émissaires sur qui rejeter la faute
Les 40 dernières années ont vu une énorme redistribution des richesses aux Etats-Unis, depuis le bas et le milieu de la société vers le haut et particulièrement vers les spectaculaires 1 % comme Elon Musk, Bezos qui vient de privatiser Venise pour son mariage, etc. Les principales victimes de cette concentration des richesses vers le haut ont été les ouvriers blancs syndiqués qui travaillaient en usine. Ils ont tout perdu avec la délocalisation et la désindustrialisation dans l’indifférence générale pendant que la côte est et la côte ouest célébraient le néolibéralisme triomphant. Qui plus est, armés de leur arrogance et de leur haine de classe, ils essayaient de faire croire à ces pauvres malheureux que l’économie américaine était florissante, que tout allait bien, et que le seul problème, c’était eux qui n’étaient pas assez performants, adaptés, compétents, mobiles, etc. Il s’agit là d’une véritable torture mentale ! Il ne leur restait plus qu’à boire, se suicider, se droguer, ce qu’ils ont fait. Chaque année 100 000 personnes se détruisent avec des opioïdes. C’est cette situation qui expliquele succès de Trump.
Parallèlement, depuis 30 ans, il y a eu le mouvement des noirs américains, des latino-américains et des femmes qui ne veulent plus être des citoyens de seconde zone. Et les opportunistes comme Trump disent aux blancs appauvris que tout cela est la faute des Démocrates qui ont ouvert la porte aux migrants. Ils ont voté pour lui. Les immigrants ne votent pas et le seul vote qui lui a échappé est celui des femmes. Cette stigmatisation des sans-papiers est ridicule. Il y a 330 millions d’Américains et seulement 10 à 12 millions d’immigrants sans papiers. Ils travaillent dur, leur taux de criminalité est inférieur à celui des américains de souche et ils n’ont aucun pouvoir.
Mais cela permet de faire l’impasse sur les véritables responsables de l’appauvrissement des ouvriers d’usine blancs, à savoir le système capitaliste et les détenteurs de capitaux qui choisissent de transférer ou d’investir leurs capitaux dans des pays à main d’œuvre bon marché, aux dépens des Etats-Unis, ou qui font venir les migrants en Amérique parce qu’ils travaillent presque pour rien dans les secteurs (restaurants, petits commerces et services) qu’ils ne peuvent pas délocaliser. Et au passage, on fait coup double en accusant les Chinois d’avoir pris nos emplois.
Les travailleurs ou ex-travailleurs blancs savent tout ça. Ils ont bien compris que dans les années 1990, les Etats-Unis se sont concentrés sur la finance et la technologie en déléguant la fabrication industrielle à la Chine, pour faire plus de profit, mais ils sont abandonnés par les Démocrates qui refusent de remettre en question la mainmise des puissances financières sur l’économie, sauf peut-être Bernie Sanders. Du coup, ils sont obligés de se tourner vers des gens comme Trump.
Il faudra que la droite se livre à des turpitudes autrement dramatiques pour que ça change. Même ce qu’elle a fait en Iran, ne suffira pas.
Quelle est la solution, s’il y en a une ?
Je pense que tout se qui se passe actuellement va se poursuivre tant que la situation ne sera pas absolument insupportable. Je me demande comment les BRICS (surtout la Chine, la Russie et l’Iran) vont réagir à tout ça. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), les Iraniens auraient envoyé leur uranium enrichi dans un autre pays avant les bombardements de leurs sites. Si c’est vrai, il est à craindre que l’Iran ne décide de se doter de la bombe atomique. Quant à la Chine et à la Russie, elles prennent de plus en plus conscience qu’il n’y a plus personne aux Etats-Unis avec qui on peut discuter des questions sérieuses. Cela va donc continuer comme cela, cahin caha, avec de moins en moins de tolérance pour le bellicisme occidental. Plus le génocide à Gaza, la guerre en Ukraine etc. se poursuivent, plus l’antipathie grandit dans le reste du monde contre les Etats-Unis, Israël et l’Occident en général.
Le seul espoir c’est l’aile populiste du parti démocrate, Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez, etc. Entre parenthèse, ici à New York où j’habite, on est en pleine campagne pour les élections municipales. Les deux candidats appartiennent au parti démocrate, mais l’un des deux, Zohran Mamdani, se décrit comme un socialiste, et il peut vaincre Andrew Cuomo qui est un pilier du centre démocrate. C’est un signe de changement, sans compter qu’il a déjà plusieurs membres du Conseil municipal que se disent socialistes. Cela n’est pas arrivé ici depuis 75 ans ! Si seulement cette gauche osait déclarer qu’elle ne peut pas rester dans un parti dont la priorité est de faire les quatre volontés de ses donateurs milliardaires qui dirigent le système politique !
Rappelez-vous que Trump, à son inauguration, n’avait pas derrière lui sur l’estrade des juges et des politiciens, il avait Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeffrey Bezos et sa fiancée, comme pour dire, je suis le gouvernement des ces gens-là. Ils ne produisent rien. Ce sont juste des financiers. Mais Trump est coincé avec eux, et eux avec lui.
Donc, il est temps que les populistes disent ce que nous venons juste de dire : notre empire décline et nous devons regarder cette évidence en face. Nous allons nous assoir avec les Iraniens, les Chinois et les Russes et discuter de la manière de vivre tous ensemble sur cette planète. Et notre modèle sera la Grande Bretagne et les Etats-Unis du 19e s. Quand les Etats-Unis ont voulu leur indépendance, l’empire britannique a décidé de leur faire la guerre. Et c’est cette guerre de 1776 que nous commémorons tous les ans le 4 juillet. A la surprise générale, les Anglais ont été vaincus. En 1812, ils ont fait une nouvelle tentative, et ils ont encore perdu. Et pendant la guerre civile, ils ont encore essayé de s’immiscer avant d’y renoncer. Mais, dès le milieu du 19e siècle, tout était rentré dans l’ordre. Les deux pays sont tombés d’accord sur le partage de la planète. Les Etats-Unis auraient l’Amérique latine et l’Angleterre le reste du monde. Et il n’y pas plus jamais eu de guerre.
C’est ce qu’il faut faire pour que le monde cesse de vivre sous la terreur des aventures militaires étasuniennes. Cela reviendrait à jeter le gant et à mettre en place un autre programme économique, un autre programme politique, un autre programme militaire. On couperait les dépenses militaires, actuellement égales à la somme des dépenses des 9 pays qui arrivent derrière nous, pour s’aligner sur le reste du monde.
Tout cela aurait pour conséquence de diviser le pays, de diviser les Républicains, et ce serait une réorganisation de la politique du pays. Est-ce possible ? Oui. Est-ce probable ? Non.
C’est bien dommage, remarque Glenn Diesen, car quelques divisions au sein des partis aurait aussi le mérite de secouer le statu quo, de réduire le poids de l’idéologie du marché libre et sans entrave – d’autant que Ricardo lui-même avait pointé le danger de la concentration des capitaux entre très peu de mains – et de ramener plus de pluralisme et de créativité pour remplacer les structures actuelles corrompues et discréditées.
Oui, renchérit Richard Wolff et d’ailleurs j’ai été frappé par la facilité avec laquelle Trump a converti les fanatiques du libre marché au protectionnisme et aux droits de douane. Les gens changent d’avis aisément. Il est facile de les convertir. Il suffit d’une campagne bien organisée et mobilisatrice pour retourner la population, et la gauche populiste a suffisamment de militants pour le faire.