Quand on pense aux guerres de demain, on imagine souvent des robots humanoïdes ou des avions furtifs invisibles au radar. La réalité, pourtant, est déjà là – et elle est bien plus discrète. De petits engins volants, parfois à peine plus grands qu’un modèle réduit, capables de choisir leur cible, de décider d’attaquer… et de tuer, sans qu’aucun humain n’ait à valider la frappe.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, ces armes dites autonomes létales — des drones pilotés par intelligence artificielle — sont utilisées sur le champ de bataille à une échelle jamais vue auparavant. À la surprise générale, ce ne sont pas les grandes puissances occidentales qui mènent la danse, mais une myriade d’acteurs — Ukraine, Russie, Chine, Iran, Turquie — qui expérimentent en temps réel ce que certains appellent déjà la première guerre algorithmique de l’histoire.
Pour les stratèges du Pentagone, ce tournant est aussi brutal qu’inquiétant. Les États-Unis, longtemps en avance dans le domaine des drones, sont désormais dépassés par la vitesse à laquelle ces technologies se diffusent, s’adaptent… et se battent.
L’Ukraine et la Russie, pionnières malgré elles
En mai 2025, plus de 480 drones ukrainiens frappent Moscou en une seule nuit. La majorité sont des petits avions Aeroprakt A-22 modifiés, utilisés comme bombes volantes à basse altitude, pilotés à distance ou autonomes. Cette riposte fait suite à une salve de 140 drones Shahed lancés sur Kiev par la Russie quelques jours plus tôt. Ces engins iraniens, eux aussi semi-autonomes, sont équipés de systèmes de guidage issus de la rétro-ingénierie de drones israéliens.
Depuis le début du conflit, l’Ukraine comme la Russie ont progressivement intégré des essaims de drones tueurs dans leur stratégie militaire. Les engins utilisés sont de toutes tailles, et viennent de tous horizons : Bayraktar TB2 turcs, DJI Mavic chinois modifiés, Switchblade américains, munitions rôdeuses russes Kub-BLA ou Lancet… Certains coûtent moins de 1000 dollars, mais peuvent neutraliser des cibles militaires valant des millions.
Les soldats ukrainiens ont même mis au point un “mur de drones” : un système défensif mobile constitué d’unités autonomes, chargé d’intercepter les attaques aériennes. Le tout est guidé par des logiciels d’IA de plus en plus sophistiqués. Ce terrain d’expérimentation grandeur nature transforme peu à peu l’Ukraine en vitrine mondiale des capacités réelles des armes IA.

La réaction américaine : lente et préoccupée
Du côté des États-Unis, la réaction est aussi urgente que contrainte. Michael Horowitz, ancien haut fonctionnaire du Pentagone, estime que l’armée américaine “a évolué trop lentement dans l’intégration de la masse précise et de l’autonomie de l’IA”. En clair : les systèmes autonomes ne sont pas encore au cœur de la doctrine militaire américaine.
Jusqu’à récemment, les forces américaines s’appuyaient surtout sur des drones téléopérés comme le MQ-9 Reaper. Puissants, mais coûteux, et toujours dépendants d’un opérateur humain. L’explosion des drones autonomes en Ukraine, parfois fabriqués à partir de composants commerciaux et améliorés sur le terrain, oblige désormais Washington à revoir sa copie.
Le Pentagone a annoncé une refonte de 36 milliards de dollars pour réorganiser ses forces autour des systèmes d’armes autonomes. Objectif : déployer plus de 1000 drones IA dès les prochains mois, et intégrer ces systèmes dans toutes les branches de l’armée.
La Chine observe, apprend… et construit
À l’arrière-plan, la Chine suit le conflit de très près. Pour Pékin, l’Ukraine n’est pas seulement un conflit régional, mais une opportunité : observer les tactiques russes, comprendre les faiblesses des défenses occidentales, et affiner ses propres ambitions militaires. Notamment en vue d’un scénario central dans sa stratégie : une éventuelle invasion de Taïwan.
La grande différence : alors que la Russie a pu envahir l’Ukraine par voie terrestre, une offensive contre Taïwan nécessiterait une opération amphibie risquée. Or, c’est précisément là que les armes autonomes offrent une alternative.
La Chine développe activement des drones aériens et sous-marins capables de missions en totale autonomie. Le plus spectaculaire : le Feiyi, un drone amphibie capable d’évoluer dans les airs comme sous l’eau. Il décolle d’un sous-marin, se cache dans les profondeurs, puis refait surface pour attaquer. Une technologie directement pensée pour un conflit insulaire.
Selon plusieurs rapports, Pékin a largement abandonné sa position antérieure en faveur de l’interdiction des armes autonomes. Aujourd’hui, la Chine propose au contraire d’en encadrer l’usage… tout en accélérant leur développement.
Des projets fous, mais bien réels
Dans ce nouveau paysage, les superpuissances se livrent une course discrète à l’armement IA. Du côté américain, deux projets illustrent cette évolution : le Manta Ray, un sous-marin autonome capable de rester caché des mois sur le fond marin, et le Loyal Wingman, un chasseur sans pilote qui accompagne les avions habités lors des missions de combat.
Les Russes, de leur côté, améliorent leurs drones Lancet, conçus pour percer les défenses électroniques. Tandis que la Chine multiplie les tests avec des systèmes d’alerte précoce, des drones autonomes interopérables, et des essaims capables de fonctionner sans GPS.
L’Europe n’est pas en reste. L’OTAN a récemment annoncé la construction d’un “mur de drones” de près de 3000 kilomètres à ses frontières orientales, visant à dissuader toute offensive russe. Ce dispositif inclura des systèmes autonomes, prêts à agir en continu.
Un tournant technologique… et éthique
Le développement rapide de ces armes soulève évidemment des questions majeures. Peut-on confier à une intelligence artificielle le droit de décider de la vie ou de la mort d’un être humain ? Quelle responsabilité en cas d’erreur ? Faut-il une régulation internationale, ou est-il déjà trop tard ?
Pour certains experts, le problème est devenu systémique. Braden Allenby, chercheur en éthique militaire, rappelle que les processus de décision militaire aux États-Unis prennent des années… alors que les innovations dans le domaine de l’IA arrivent à un rythme mesuré en semaines.
“Celui qui remporte la course à l’IA gagne. Celui qui arrive deuxième est un animal mort sur la route”, résume-t-il.
Une nouvelle guerre, déjà commencée
La guerre en Ukraine aura donc marqué un tournant historique : celui du passage à la guerre algorithmique. Dans ce monde nouveau, les drones ne se contentent plus d’observer. Ils décident, frappent, s’adaptent. Sans pilote. Et parfois, sans ordre direct.
Loin des images spectaculaires des films de science-fiction, ces armes sont souvent minuscules, banales en apparence, mais redoutables. Et leur multiplication est inévitable. Selon certaines estimations, plus de 4 millions de drones autonomes pourraient être utilisés dans le conflit russo-ukrainien rien qu’en 2025.
La question n’est plus de savoir si les armes IA changeront la guerre. C’est déjà fait. Reste à savoir qui saura les contrôler, et à quel prix.