Traverser l’Europe, l’Asie centrale et du Sud-Est en train, depuis la côte portugaise jusqu’à Singapour, sur près de 19 000 kilomètres : l’idée fait rêver. Treize pays, huit fuseaux horaires, des montagnes, des steppes, des mégapoles tentaculaires, tout cela à bord d’un train, sur un trajet continu, lent, terrestre, presque méditatif. Un voyage à rebours du monde moderne. Mais ce périple légendaire, aussi fascinant soit-il… n’a jamais été réalisé. Et pour cause : il est presque impossible à accomplir aujourd’hui.
Une odyssée ferroviaire qui se heurte au réel
L’itinéraire théorique commence à Lagos, paisible station balnéaire du sud du Portugal, et s’achève à Singapour, ville-État futuriste au bout de l’Asie du Sud-Est. Entre les deux : des dizaines de trains à enchaîner, des horaires discontinus, des postes-frontières parfois hostiles, et surtout une infrastructure morcelée. Ce n’est pas une ligne directe. C’est un puzzle logistique fait de vingt correspondances ou plus, nécessitant des réservations distinctes, souvent dans des langues différentes, et parfois sur des sites web obscurs.
Les premières étapes du trajet — Portugal, Espagne, France — sont les plus simples. Malgré la suppression du train de nuit Lisbonne–Hendaye, des alternatives existent via Madrid ou Barcelone pour rejoindre la France. De Paris, il est encore possible de rejoindre Berlin ou Varsovie, puis de filer vers l’est. Mais au-delà, le rêve commence à se fissurer.
Le verrou russe et la géopolitique en travers des rails
Jusqu’en 2020, le Paris-Moscou Express offrait une liaison directe entre l’Europe occidentale et la Russie. Ce lien stratégique a été suspendu, d’abord pour cause de pandémie, puis en raison des sanctions européennes imposées après l’invasion de l’Ukraine. Aujourd’hui, plus aucun train international ne franchit les frontières russes ou biélorusses en provenance de l’UE. Une rupture majeure.
Dans un monde apaisé, le Transmongol aurait pris le relais : une ligne mythique reliant Moscou à Pékin via Oulan-Bator. Mais même cet itinéraire est aujourd’hui restreint, voire fermé à certains passagers. Une autre alternative, le Transmandchourien, contourne la Mongolie, mais le problème demeure : l’accès à ces lignes dépend désormais autant de la diplomatie que des rails.

Chine : la grande vitesse comme promesse
Une fois arrivé en Chine, tout change. Le pays dispose du plus vaste réseau de trains à grande vitesse du monde. Pékin et Kunming, par exemple, sont reliées par une ligne de 2 760 km parcourue en à peine 11 heures. C’est à ce moment précis du voyage que l’idée d’un futur ferroviaire mondial redevient tangible.
Depuis Kunming, le train peut descendre jusqu’à Vientiane, la capitale du Laos, via la LCR (Laos-China Railway), une prouesse technique ouverte en 2021. Longue de 1 035 km, cette ligne traverse jungles et montagnes, en passant par 75 tunnels et 167 ponts. C’est sans doute le tronçon le plus impressionnant du voyage — mais aussi le dernier à grande vitesse avant un net ralentissement.
Asie du Sud-Est : lenteur et fragmentation
Entre le Laos, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour, le réseau ferroviaire existe, mais il est vétuste, lent, et parfois chaotique. Vientiane–Bangkok ? Douze heures, dans un train couchette classique. Bangkok–Kuala Lumpur ? Jusqu’à 24 heures, avec un changement obligatoire à la frontière. Enfin, Kuala Lumpur–Singapour ? Un trajet de 350 km qui prend encore 6 heures, avec une fréquence réduite.
Des projets de lignes à grande vitesse sont bien en cours, notamment entre Kuala Lumpur et Singapour, mais ils peinent à se concrétiser, ralentis par des désaccords politiques et des budgets colossaux.
Peut-on encore parler d’un seul voyage ?
Ce trajet Lagos–Singapour, sur près de 19 000 km, n’est pas un voyage continu. C’est une succession d’expéditions, souvent éprouvantes, toujours fragmentées. Et cela soulève une question plus profonde : est-ce encore un « voyage en train » si chaque segment doit être réservé séparément, si chaque gare exige un transfert complexe, et si les réseaux ne sont reliés que par l’imagination du voyageur ?
Le paradoxe du navire de Thésée trouve ici un écho ferroviaire. Si vous changez de train vingt fois, si chaque wagon, chaque voie, chaque pays est différent — s’agit-il toujours du même périple ? Ou simplement d’une suite d’itinéraires juxtaposés ?
Le plus long trajet continu existe pourtant
Curieusement, un record subsiste bel et bien : celui du plus long voyage en train sans rupture de service. Il ne part pas du Portugal et ne va pas jusqu’à Singapour, mais relie Moscou à Pyongyang, en Corée du Nord. Ce trajet de 10 214 km, via la Transsibérienne, s’effectue en sept jours et vingt heures, avec un seul changement à Oussouriisk, près de Vladivostok. Étrange ironie : le voyage ferroviaire le plus long et le plus continu au monde traverse l’un des pays les plus fermés de la planète.
Un rêve pour demain ?
Malgré les obstacles, ce rêve de relier l’Europe à l’Asie du Sud-Est par voie ferrée n’est pas mort. Le projet de chemin de fer panasiatique, porté par la Chine, ambitionne de relier Kunming à Singapour via la Thaïlande et la Malaisie grâce à un réseau de lignes à grande vitesse. Certains segments sont déjà achevés, comme Kunming–Vientiane. D’autres sont en construction. Si l’ensemble se concrétise, un trajet de moins de 24 heures entre la Chine et Singapour deviendra possible.
Et qui sait ? Peut-être qu’un jour, ce mythe ferroviaire qu’est Lagos–Singapour cessera d’être un fantasme de globe-trotteur pour devenir l’itinéraire le plus emblématique du voyage lent. Un chemin terrestre à travers les continents, entre le passé romantique du rail et les promesses technologiques de demain.