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Mario Kessler (éd.), Leo Trotzki ou: Sozialismus gegen Antisemitismus [Léon Trotsky ou le socialisme contre l'antisémitisme], Berlin : Dietz Verlag, 2022.
Mario Kessler, Sozialisten gegen Antisemitismus. Zur Judenfeindschaft und ihrer Bekämpfung (1844-1939) [Les socialistes contre l'antisémitisme. Sur la haine envers les Juifs et la lutte contre elle (1844-1939)], Hambourg : VSA-Verlag, 2022.
Sauf indication contraire, tous les numéros de page font référence à ces deux volumes.
Depuis plus de vingt mois, le gouvernement sioniste fascisant de Benyamin Netanyahou en Israël inflige au peuple palestinien, avec le soutien total des puissances impérialistes, une violence barbare comparable au massacre de masse des Juifs d'Europe par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. La catastrophe en cours et le rôle de chien d'attaque déchaîné de l'impérialisme mondial au Moyen-Orient joué par Israël soulèvent des questions fondamentales d'ordre historique : comment combattre le sionisme ?
Cela nécessite, avant tout, une compréhension historique de l'émergence du sionisme et de son idéologie. Deux ouvrages récents de l'historien allemand Mario Kessler fournissent d'importants éléments historiques et théoriques sur la lutte du mouvement marxiste contre l'antisémitisme et le sionisme. En 2022, il a publié un recueil d'écrits de Léon Trotsky sur l'antisémitisme – le plus complet du genre, toutes langues confondues – ainsi qu'une monographie retraçant la lutte du mouvement socialiste contre l'antisémitisme. Ce dernier volume comprend également un important recueil d'articles de marxistes sur la lutte contre l'antisémitisme.
Kessler est chercheur principal au Centre d'histoire contemporaine de Potsdam et spécialiste de l'histoire du judaïsme européen et du mouvement ouvrier. C’est un fervent défenseur de la vérité historique. En 2011, il a signé une lettre ouverte de 14 historiens européens s'opposant à la publication d'un ouvrage de Robert Service sur Léon Trotsky, truffé d'erreurs, de falsifications et d'allusions antisémites.
Kessler explique d'emblée avoir été motivé par la campagne assimilant l'antisionisme à l'antisémitisme, annonciatrice de l'assaut actuel lancé contre les droits démocratiques sous le faux prétexte de la lutte contre «l'antisémitisme». En Grande-Bretagne et en Allemagne, notamment, cette campagne a très tôt ciblé l'opposition de gauche au sionisme, cherchant à criminaliser l'opposition à la guerre, au capitalisme et à l'impérialisme en général. Lors des manifestations étudiantes commencées en octobre 2023 contre le génocide de Gaza, ce mensonge a été utilisé pour justifier le recours à des mesures policières contre les manifestants, aux États-Unis comme au plan international.
Kessler écrit du point de vue d'un sioniste de gauche qui s'oppose à l'oppression brutale du peuple palestinien, mais considère la création de l'État d'Israël comme l'aboutissement inévitable des désastres du XXe siècle. S'il respecte le combat du mouvement marxiste, et en particulier celui de Léon Trotsky, contre l'antisémitisme et le sionisme, il estime que ce combat a pour racines une « utopie du socialisme » irréaliste et l'abolition du système de l'État-nation. Cette position biaise son analyse de manière décisive et est la base d'une critique anhistorique de l'approche marxiste de ce qui s'est révélé être historiquement l'un des problèmes les plus complexes du développement de la révolution socialiste.
Karl Marx et l'émancipation des Juifs à l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises
Dans son analyse de la montée de l'antisémitisme moderne, Kessler met l'accent sur les révolutions avortées de 1848-1849. Il note que les pogroms les plus importants du XIXe siècle ont eu lieu à la veille de ces révolutions, qui, en Allemagne, ont vu la majorité de la population juive se rallier à la révolution démocratique bourgeoise. Cela a renforcé le lien entre « Juifs » et « révolution » dans l'esprit des réactionnaires. De plus, note Kessler, «le fait que de nombreux Juifs soient restés fidèles à l'esprit de la révolution alors que la bourgeoisie allemande s'en est de plus en plus détournée a contribué au développement et à l'intensification des préjugés antijuifs dans l'opinion publique bourgeoise. » (Sozialisten gegen Antisemitismus, p. 26)
Kessler apporte un éclairage sur la montée de l'antisémitisme en Europe centrale. Cependant, le lien fondamental entre l'émancipation du peuple juif et le développement de la révolution sociale reste peu développé. Il aborde à peine l'impact de la Révolution française de 1789, qui a conduit à l'émancipation politique de larges pans des Juifs d'Europe occidentale. Cette association entre révolution sociale, démocratie et émancipation des Juifs avait déjà, dès la première moitié du XIXe siècle, alimenté l'émergence d'un antisémitisme politique des forces réactionnaires en Europe, notamment dans l'Empire tsariste russe. (Voir : Antisémitisme et Révolution russe : Première partie, article en anglais)
Cette faiblesse affecte également son analyse de l'approche de Karl Marx sur la question juive. Dans son traitement des rares écrits de Marx sur la question, Mario Kessler insiste fortement sur les remarques de Marx concernant les origines juives de certains de ses adversaires, comme Ferdinand Lassalle. En se concentrant sur ces remarques, Kessler ignore les divergences politiques fondamentales que Marx avait avec Lassalle dont l'orientation vers l'État prussien et le nationalisme allemand fut combattue par Marx et Engels dans le cadre de leur lutte pour une orientation internationaliste révolutionnaire cohérente du mouvement ouvrier allemand.
Nombre de ces passages dans ces premiers chapitres se lisent comme une concession politique à ceux qui prétendent que les origines d'un prétendu «antisémitisme de gauche» remontent à certains écrits de Marx même. Il s'agit là en réalité d'un vieux cliché. (Voir aussi : Échange de lettres sur Marx et l'antisémitisme, article en anglais)
Mais si certaines remarques de Marx dans sa correspondance privée peuvent paraître déplaisantes aujourd'hui, elles s'expliquent historiquement. On retrouve des remarques similaires dans les écrits de la quasi-totalité des contemporains de Marx, dont beaucoup étaient, comme lui, juifs et fervents opposants de l'antisémitisme. Imposer à Marx et à ses contemporains notre compréhension présente de la question et notre présent langage, instruits par la montée de l'antisémitisme moderne, du fascisme et de l'Holocauste, ainsi que par plus d'un siècle de recherche, est totalement anhistorique et occulte la compréhension des enjeux auxquels ils étaient, en réalité, confrontés.
Dans un essai important de 1977, Hal Draper soulignait que la position sociale objective des Juifs étaient la base du stéréotype du «Juif économique», ce que Kessler conteste. La législation, d'abord au Moyen Âge, puis aux premiers stades du développement capitaliste, avait confiné une grande partie de la population juive d'Europe au rôle économique d'usuriers, de marchands et d'autres intermédiaires. Aborder la «question juive» sous cet angle socio-économique était la marque de fabrique de la gauche politique dans son combat pour l'émancipation politique et sociale des Juifs. Comme le notait Draper, «c'est la droite conservatrice qui exprimait généralement son antipathie envers le judaïsme en termes religieux et racistes; c'est le centre-gauche qui mettait en lumière le rôle économique du judaïsme, des Juifs économiques.» [1]
La critique de Kessler de l'essai de 1843 Sur la question juive souffre de la même approche non-historique. Marx a écrit cet essai à une époque où l'histoire du peuple juif était presque totalement méconnue et où il n'avait pas encore pleinement développé sa méthode du matérialisme historique. Il aborde l'émergence des Juifs comme marchands et négociants en Europe précisément du point de vue que Hal Draper identifiait comme caractéristique de la gauche d'avant 1848 : « Le véritable question à l'époque n'avait rien à voir avec l'emploi d'un langage sur le judaïsme fondé sur le stéréotype économique universellement accepté du Juif. La véritable question juive était : pour ou contre l'émancipation politique des Juifs ? Pour ou contre l'égalité des droits pour les Juifs ? C'est la question juive dont parlait Marx, et non celle qui dominait les esprits d'une société malade un siècle plus tard. » [2]
Sur cette question centrale, la position de Marx était juste et constamment révolutionnaire. Contre l'idéaliste jeune hégélien Bruno Bauer qui s'opposait à l'émancipation juive, la considérait comme une revendication «égoïste» de la population juive et la voyait comme une question de liberté de religion, Marx insistait sur le fait que l'émancipation des Juifs était une question politique et démocratique intrinsèquement liée au développement de la révolution sociale et à l'émancipation de la société dans son ensemble. De plus, dès ce stade relativement précoce de son évolution, Marx insistait sur une approche de classe de cette question. Pour citer à nouveau Draper, l’essai:
…était une contribution à une campagne ardemment menée en faveur de l'émancipation politique des Juifs – non pas au nom des « grands commerçants, industriels, banquiers et directeurs d'assurances chrétiens et juifs qui rédigèrent les pétitions », mais pour montrer comment lier cette bataille actuelle à la lutte future contre ces mêmes messieurs. Son objectif était de soutenir l'émancipation politique aujourd'hui afin de rendre possible l'émancipation sociale demain. D'où ses derniers mots : « L'émancipation sociale du Juif est l'émancipation de la société par rapport au judaïsme. » [3]
Les révolutions avortées de 1848 démontrèrent l'incapacité de la bourgeoisie allemande à réaliser les tâches de la révolution démocratique, ce qui poussa Karl Marx à proclamer la nécessité d'une « révolution permanente » et de l'action politique indépendante de la classe ouvrière. Pour des raisons historiques, Marx n'examina jamais les implications de cette analyse pour le sort des Juifs et des autres peuples opprimés. Mais son orientation fondamentale vers la révolution sociale et la classe ouvrière comme levier décisif pour l'émancipation des Juifs et pour tous les autres problèmes non résolus de la révolution démocratique bourgeoise se révéla exacte dans la lutte du mouvement socialiste des premières décennies du XXe siècle.
Dissociant le traitement de la «question juive» de ce problème plus large du développement stratégique de la révolution sociale, Kessler conclut que la principale faiblesse du mouvement marxiste naissant résidait dans son incapacité à envisager une «longue durée de vie» pour le peuple juif. Kessler éprouve une plus grande sympathie pour Moses Hess, l'un des pères du sionisme, qu'il s’efforce de présenter comme pionnier de «l'émancipation juive». Ancien collaborateur de Karl Marx avant la révolution de 1848, Hess écrivit en 1862 Rome et Jérusalem : la dernière question nationale, anticipant certains des arguments clés du livre ultérieur de Théodore Herzl, L'État juif. Kessler ne cite pas, mais montre une sympathie évidente pour la principale conclusion de Hess tirée de la défaite des révolutions de 1848 : « Toute l'histoire a été celle des guerres raciales et de classe. Les guerres raciales sont le facteur principal, les guerres de classe le facteur secondaire. » (Sur Moses Hess et les origines du sionisme, voir aussi: David North: Génocide à Gaza: l'impérialisme descend dans l'abîme)
Mais cette hypothèse fondamentale est réfutée par le récit même que Kessler fait de la puissante réponse de la social-démocratie à l'antisémitisme politique toujours plus agressif des années 1880 et 1890. Ancré dans une analyse de classe des problèmes de la société moderne, le mouvement socialiste des premières décennies du XXe siècle a mené une lutte conséquente contre l'antisémitisme, qui aboutit à l'émancipation des Juifs dans l'Empire russe. Cette lutte a considérablement accru le prestige du marxisme aux yeux de millions d'opprimés à travers le monde.
La social-démocratie et la lutte contre l'antisémitisme
Sous l'influence cruciale de Friedrich Engels, la social-démocratie allemande adopta une position programmatique claire contre l'antisémitisme dans son programme d'Erfurt. Dès 1890, elle accorda une grande importance à son travail d'éducation et de propagande sur ce sujet. Selon Kessler:
Les sociaux-démocrates dispersaient souvent des réunions antisémites. On recense au moins 60 actions de ce type pendant la période des lois anti-socialistes. Entre 1890 et 1900, on dénombrait même 400 cas de ce type. De plus, les sociaux-démocrates abordaient activement la question de l'antisémitisme lors de leurs propres réunions. Selon Reinhard Rürup, entre 1891 et 1893, plus de 30 réunions publiques du SPD traitaient de la question de l'antisémitisme […] Lors des élections, le SPD présentait des candidats juifs, une pratique que la plupart des partis bourgeois et des associations électorales rejetaient, compte tenu des préjugés antisémites parmi leurs électeurs. (Sozialisten gegen Antisemitismus, p.79)
Kessler cite un autre historien qui conclut qu’il n’y avait «aucun autre camp politique ni aucune couche sociale majeure en Allemagne […] qui dénonçait et combattait avec tant de conséquence et, relativement parlant, c’est-à-dire par rapport au nombre de membres de son mouvement, l’antisémitisme avec un tel succès ». (Ibid.)
En France, les préjugés antisémites étaient répandus parmi les couches petites-bourgeoises et avaient également influencé de nombreux penseurs anarchistes et petits-bourgeois radicaux contre lesquels Karl Marx avait polémiqué. L'exemple le plus notable en fut peut-être celui de Proudhon, qui, en 1847, période de violents pogroms antisémites, écrivit : « … le Juif est un ennemi de l'humanité, cette race doit être renvoyée en Asie ou exterminée. » (Cité par Kessler, p. 101). En revanche, comme le montre Kessler, Jean Jaurès, principal dirigeant de la social-démocratie française, joua un rôle honorable dans la lutte contre l'antisémitisme, notamment dans le contexte de l'affaire Dreyfus, au cours de laquelle Alfred Dreyfus, un officier juif français, fut [faussement] accusé de haute trahison.
Nulle part ailleurs la soi-disant question juive ne s'est posée avec autant d'acuité que dans l'Empire russe, qui comptait alors la plus grande population juive au monde. En l'absence de révolution démocratique bourgeoise, contrairement à l'Europe centrale et occidentale, la population juive y était restée privée de droits civiques et, pour l'essentiel, non assimilée.
La majeure partie de la population juive de l'Empire russe était confinée dans la Zone de Résidence, qui comprenait approximativement ce qui est aujourd'hui l'Ukraine, une grande partie de la Pologne et les États baltes. La population juive de cette région parlait le yiddish et travaillait principalement dans le commerce et l'artisanat. Lorsque l'essor du capitalisme industriel a conduit à la prolétarisation d'une grande partie de cette population, elle est rapidement devenue l'un des secteurs les plus actifs du mouvement ouvrier.
Le rôle prépondérant des ouvriers juifs dans le mouvement révolutionnaire, conjugué aux préjugés anti-juifs médiévaux de l'Église orthodoxe, a favorisé l'émergence d'une forme particulièrement agressive et virulente d'antisémitisme politique moderne. L'association explicite des Juifs au mouvement révolutionnaire, exprimée dans des ouvrages tels que les Protocoles des Sages de Sion, allait constituer le fondement idéologique des pogroms antisémites, encouragés par le tsar, et influencer les penseurs antisémites et fascistes à travers l'Europe.
Ce lien entre antisémitisme et contre-révolution est devenu central dans l'opposition marxiste à l'antisémitisme. Celui-ci est expliqué et vigoureusement combattu dans de nombreux articles de socialistes révolutionnaires de l'époque, dont Rosa Luxembourg, Karl Kautsky, Julian Marchlewski (Karski) et Trotsky, que Kessler a publiés en annexe de son ouvrage. Leurs articles sont une contribution importante pour comprendre la position marxiste sur l'antisémitisme et une réponse irréfutable à l'affirmation mensongère d'une tradition antisémite profondément enracinée «à gauche».
La réponse du mouvement marxiste à l'apparition du sionisme
La montée de l'antisémitisme politique moderne en Europe a coïncidé avec l'émergence du sionisme. Ce mouvement, parmi d'autres, est apparu en Europe centrale et orientale au cours des dernières décennies du XIXe siècle. Contrairement aux mouvements nationaux antérieurs, il comportait une composante antidémocratique et raciale marquée, rejetant les principes des Lumières et les révolutions démocratiques bourgeoises.
En 1896, Théodore Herzl, un Juif autrichien issu d'une famille assimilée de la haute société, élabora les principes fondateurs du sionisme dans son ouvrage Der Judenstaat (L'État juif). Cependant, au tournant du siècle, le mouvement sioniste demeurait faible, largement confiné aux couches privilégiées de la bourgeoisie et de la classe moyenne juives d'Europe centrale. Dans l'Empire russe, le mouvement sioniste ne prit de l'ampleur qu'après la défaite sanglante de la révolution de 1905, à laquelle le régime tsariste répondit en encourageant une vague de pogroms antisémites de grande ampleur. Il en résulta la première grande vague d'émigration juive vers la Palestine, dont faisait partie David Ben Gourion, futur premier chef de l'État sioniste.
Kessler, en partie en raison de son propre sionisme politique, traite de la réaction du mouvement marxiste à son émergence de manière relativement superficielle. Il attire néanmoins l'attention sur d'importants écrits de Max Zetterbaum dans Neue Zeit, le principal organe théorique de la social-démocratie. Dans un essai de 1901 intitulé « Problèmes du mouvement prolétarien juif », Zetterbaum proposait une analyse sociologique et politique perspicace des origines du sionisme, qu'il identifiait comme la « réponse de la bourgeoisie juive à l'antisémitisme moderne », à la croissance du mouvement ouvrier et, plus largement, à l'époque révolutionnaire. Il notait que « les sionistes considèrent comme leur principe suprême la solidarité et l'unité indissociable de tous les Juifs. Ils n'accordent aucune place à la lutte des classes au sein du judaïsme. »
Il est regrettable que Kessler ne consacre pas plus de temps à cet article éclairant, car il contribue à expliquer de nombreuses dynamiques encore à l'œuvre aujourd'hui, au sein de la société israélienne et au-delà. Zetterbaum écrivait :
La vision sioniste du monde est fermée, schématique et cohérente. De même que l'antisémitisme et le sionisme ne sont que les deux facettes d'une même évolution de la classe bourgeoise, tant par leur origine que par leur existence, la vision sioniste du monde représente l'antisémitisme traduit en termes juifs.
Tous les discours et écrits des sionistes révèlent leur conviction qui est de considérer l'antisémitisme comme un fait inhérent à la race aryenne, qui a ses racines dans son organisme même. Ils croient qu'il existe un antagonisme, une antipathie, entre Juifs et non-Juifs, que les événements historiques ne peuvent éliminer. Et ce «fait» plaît aux sionistes, car il leur garantit la séparation du peuple juif des autres peuples. Tout ce qui pourrait abolir cette séparation est raillé et vilipendé par eux. Liberté, égalité et fraternité ne sont pour eux que des mots creux, des mensonges conventionnels, des mots sans valeur… Soit dit en passant, l'Israël bourgeois est le moins bien placé de tous pour se plaindre de la futilité de ces luttes ; son statut juridique actuel et ses activités en sont le fruit. Si l'Israël sioniste peut clamer à la bourgeoisie le pessimisme éthique et l'inutilité de la liberté et de l'égalité, le prolétariat juif ne doit pas le suivre sur la voie du suicide. C'est une classe combative et montante qui obtient ses succès grâce à sa foi en la liberté et au progrès, et grâce à l'action fraternelle du prolétariat «aryen». Pour le prolétariat, la liberté et l'égalité demeurent de réelles forces vives et motrices.
Si le sionisme nie tous les idéaux moraux des temps modernes et rejette tous les éléments de la fraternité humaine, il cherche naturellement son affirmation dans tout ce qui distingue les Juifs des autres et fait d’eux avant tout des Juifs. [4]
Ainsi, concluait Zetterbaum, l'obsession du sionisme pour la religion était en soi un rejet des principes démocratiques fondamentaux de la révolution bourgeoise et de l'idée d'émancipation et d'assimilation juives. Il soulignait les conceptions profondément antidémocratiques du sionisme. Le Judenstaat [L’État juif] de Theodor Herzl avait explicitement approuvé l’oligarchie comme forme idéale de gouvernance, dénoncé le peuple comme ignorant et les droits démocratiques fondamentaux tels que la liberté de réunion, comme nuisibles. [5]
Zetterbaum observait ensuite que les sionistes étaient, en réalité, les meilleurs amis des deux gouvernements européens les plus étroitement associés à la législation antisémite et au militarisme : le kaiser allemand et le tsar russe. Les sionistes allemands adoptèrent avec ferveur le programme militariste de l’impérialisme allemand, pour lequel, moins d’un demi-siècle plus tard, le peuple juif dut payer un tribut extraordinairement meurtrier. Pendant ce temps, dans l’Empire russe, les sionistes louaient le tsar, un antisémite notoire dont le gouvernement avait contribué à financer les pogroms les plus sanglants de l’époque, comme un « ami de l’humanité », principalement parce que ces pogroms contribuèrent à stimuler l’émigration juive vers la Palestine. [6]
L’article de Zetterbaum démontre que le mouvement marxiste a très tôt identifié la base et la fonction de classe du sionisme. Le sionisme était orienté en tant que mouvement, dès ses débuts, non pas vers l'émancipation du peuple juif par la révolution sociale, mais vers la consolidation de la position de classe d'une couche de la bourgeoisie juive à travers des accords avec les puissances impérialistes. Dans la mesure où les gouvernements impérialistes européens encourageaient la violence anti-juive dans leurs propres pays, cela favorisait, selon le calcul cynique des sionistes, leur projet colonialiste en Palestine. L'histoire du sionisme a prouvé en maintes occasions la justesse de l'analyse de Zetterbaum : des années 1930 à nos jours, les sionistes se sont alliés de nombreuses fois aux forces fascistes antisémites d’Europe et des États-Unis, comme principal levier permettant de consolider leur projet impérialiste.
Kessler souligne également le fait important que les principaux partisans du réformisme au sein de la Deuxième Internationale sont devenus très tôt des défenseurs du projet sioniste. L’adoption du sionisme était essentiel à leur orientation vers le nationalisme, vers les puissances impérialistes et vers le système capitaliste au sens large. Parmi eux figurait le chef de l'aile réformiste Eduard Bernstein qui soutenait le sionisme dans le cadre de son soutien général à la politique coloniale de l'impérialisme. Kessler fait également référence aux propos du réformiste Ludwik Quessel qui, pendant la Première Guerre mondiale, a explicitement soutenu le projet d'un État juif ethno-nationaliste, exigeant que la population arabe de Palestine crée un «espace vital [Lebensraum]» pour «la colonisation juive dans la patrie ancestrale du peuple juif» ( Sozialisten gegen Antisemitismus, p.139)
Kessler note avec une certaine gêne que « la critique sans doute la plus acerbe du sionisme » (p. 132) fut écrite par Léon Trotsky, qui assista au Congrès sioniste mondial de 1903 à Bâle, en Suisse. À l'époque, le mouvement sioniste traversait une crise profonde, ce qui incita Trotsky à prédire sa « désintégration » et sa disparition imminente. Dans un article paru le 1er janvier 1904 dans le journal de Lénine, Iskra, Trotsky dénonça non seulement le sionisme, mais aussi le Bund ouvrier juif, qui, bien qu'opposé au sionisme, adoptait une forme spécifique de nationalisme culturel juif.
Au tournant du siècle, le Bund ouvrier juif s'était imposé comme une faction au sein de la social-démocratie russe. Tout en s'opposant au sionisme et en prônant une lutte commune des travailleurs juifs et non juifs de la Zone de résidence, il défendait une forme particulière de nationalisme culturel, axée sur la promotion du yiddish comme langue nationale des Juifs. Concernant leur conception du développement de la révolution russe, les partisans du Bund partageaient la conception nationale des mencheviks : ils envisageaient d'abord une révolution démocratique bourgeoise dans l'Empire russe, suivie, dans un avenir lointain, d'une révolution socialiste. Comme les mencheviks, ils étaient donc favorables à une alliance avec la bourgeoisie libérale.
Lors du congrès de 1903 du Parti ouvrier social-démocrate russe, le Bund revendiquait son « droit» à une représentation exclusive de la population juive de la Zone de résidence. Sa revendication, qui aurait divisé le parti selon des lignes nationales et religieuses, se heurta à l'opposition de Trotski, Lénine et Plékhanov. La délégation du Bund finit par quitter le congrès, permettant ainsi à Lénine, plus tard dans le congrès, d'obtenir la majorité des voix dans son conflit avec ce que l'on appellerait les mencheviks, c'est-à-dire les «partisans de la minorité». (« Bolcheviks» signifie «partisans de la majorité»).
Bien que Trotsky ne soutînt pas, à ce moment-là, la lutte de Lénine contre l'opportunisme menchevik sous toutes ses formes, tous deux étaient hostiles à la collaboration avec la bourgeoisie libérale et aux concessions à toute forme de nationalisme, russe ou juif. Trotsky, en fait, s'imposa au congrès de 1903 comme le critique le plus virulent du Bund. C’est un fait remarquable – non mentionné par Kessler – que, malgré des désaccords politiques parfois fondamentaux sur d'autres sujets, Trotsky et Lénine étaient unis dans leur opposition de classe au nationalisme juif, aux côtés de Rosa Luxembourg et Georgi Plekhanov, qui qualifia un jour avec acuité les bundistes de «sionistes ayant peur du mal de mer».
Dans son article peu connu de 1904, Trotsky s'opposait vivement à la primauté donnée par le Bund aux considérations nationales sur les considérations de classe. Au cours des cinq années précédentes, notait-il, le Bund avait évolué vers une position où «le point de vue de classe est subordonné au point de vue national, le parti est placé sous le contrôle du Bund, l'universel est abandonné au particulier». Il écrivait :
Le retrait du Bund du parti est le point culminant et le résultat de cette évolution de cinq ans. Et, à son tour, l'isolement «officiel» complet du Bund servira inévitablement de point de départ à son évolution vers le nationalisme. Nous disons: inévitablement, car la mauvaise volonté de leur position nationalo-politique pèse sur la bonne volonté des dirigeants du Bund. Le fait que le retrait du Bund du parti ait coïncidé avec la crise fatale du sionisme semble servir de «bannière» historique. Émancipé du contrôle du «général» et du «régulier», le Bund a ouvert grand la porte au «particulier». Objectivement, il représente désormais un appareil organisationnel plus apte que jamais à conduire le prolétariat juif hors de la voie de la social-démocratie révolutionnaire vers celle du nationalisme démocratique révolutionnaire. Bien sûr, dans la conscience subjective des dirigeants du Bund, il existe encore suffisamment d'«expériences» social-démocrates pour lutter contre un tel alignement. Mais la logique des faits est plus forte que la rigidité de la pensée. [7]
Même si le cours des développements historiques n’allait pas correspondre aux prévisions de Trotsky, sa prédiction que le Bund succomberait finalement au sionisme fut finalement confirmée après la Seconde Guerre mondiale.
Léon Trotsky, la révolution russe et le stalinisme
Kessler a le grand mérite de faire découvrir aux lecteurs cet ouvrage et d'autres ouvrages peu ou pas connus de Trotsky sur l'antisémitisme et le sionisme. Son deuxième livre, intitulé Léon Trotsky sur l'antisémitisme ou Le socialisme contre l'antisémitisme, est la compilation la plus complète des écrits de Trotsky sur le sujet, toutes langues confondues. Il comprend plusieurs articles peu connus de Trotsky, notamment son essai sur le procès Beilis de 1913. Initialement publié en 1914 dans l'organe théorique de la social-démocratie allemande, Die Neue Zeit, puis réédité dans l'édition soviétique des Œuvres complètes de Trotsky en 1926, il n'a jamais été intégralement traduit en anglais. [8]
En 1911, Menahem Mendel Beilis, ouvrier juif d'une usine de Kiev, fut accusé d'avoir assassiné un jeune garçon lors d'un «meurtre rituel» – une interprétation abjecte de la vieille accusation de meurtre sanglant contre le peuple juif. Les véritables meurtriers du garçon étaient connus, mais protégés par la «justice» du tsar, déterminée à persécuter Beilis. Le procès fut une démonstration sinistre et burlesque des préjugés antisémites les plus arriérés et les plus absurdes, qui avaient imprégné l'esprit de la famille tsariste, des hauts fonctionnaires et de leurs alliés obscurantistes au sein de l'Église orthodoxe.
Cet essai est un exemple impressionnant du journalisme marxiste brillant et passionné de Trotsky. Il a documenté avec une grande minutie la « monstrueuse falsification, orchestrée par l'État, contre un seul individu, un travailleur juif faible et désemparé, incarnation de l'absence de droits politiques et juridiques ». Plus important encore, il a révélé les forces sociales et politiques à l'œuvre dans ce procès, catalyseur des immenses tensions de classe et politiques au sein de l'Empire russe. Ces tensions allaient bientôt éclater violemment, d'abord pendant la Première Guerre mondiale, puis lors des révolutions de 1917. Reconnaissant que ce procès annonçait « une nouvelle ère de profondes convulsions révolutionnaires », Trotsky écrivait :
L'énormité de cet acte criminel rongeait la conscience de chacun jour après jour. Le tirage des journaux d'opposition doublait, voire triplait, tandis que le nombre de lecteurs était probablement multiplié par dix. Des millions de personnes se précipitaient chaque jour sur le journal et le lisaient, les poings serrés et les dents grinçantes. Des personnes politiquement indifférentes sursautaient, agitées et effrayées, comme enfermées dans un wagon lors d’une catastrophe. Ceux qui se considéraient comme des opposants résolus à l'ordre politique établi devaient se convaincre chaque jour qu'ils n'avaient jamais considéré les dirigeants comme des scélérats aussi méprisables qu'ils l'étaient en réalité […] Avec le procès pour meurtre rituel de Kiev, le gouvernement a révélé publiquement non seulement sa bassesse sans bornes, mais aussi sa faiblesse.… [C'est un] fait évident, apparent, qu'une douzaine de personnes soigneusement sélectionnées furent coupées du monde pendant un mois, entourées de mensonges, abusées par le poison de l'agitation antisémite et terrorisées par l'autorité de la monarchie et de l'Église. Pourtant, malgré tout cela, elles ne purent se résoudre à accomplir l'infamie qui leur avait été assignée et à déclarer les accusés coupables. Le jury répondit à la question de la culpabilité par le verdict : « Non, il est innocent ! » Ainsi, malgré sa puissance apparente, le tsarisme sortit du procès en faillite morale aux yeux du peuple. (Leo Trotzki, « Die Beilis-Affäre » dans: Leo Trotzki oder: Sozialismus gegen Antisemitismus , pp. 113-114. Traduction de l'allemand par l’auteur).
La prédiction de Trotsky se réalisa moins de cinq ans plus tard. Le régime tsariste fut renversé dans la Révolution de février 1917 et la population juive de l'ancien Empire russe obtint la plénitude de ses droits civiques. Peu après, les bolcheviks menèrent dans la révolution d'Octobre la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Dans la guerre civile qui suivit, comme l'observe Kessler, « la lutte contre les pogromistes était intrinsèquement liée à la lutte contre une société dont l'idéologie dominante offrait un terreau fertile à la haine des Juifs ». (Sozialisten gegen Antisemitismus, p.165)
Kessler qualifie la guerre civile, à juste titre, de « croisade antisémite » et offre un aperçu concis de l'état de la recherche sur le sujet, rendant hommage à la lutte « constante » des bolcheviks contre l'antisémitisme. Il évoque également, quoique brièvement, le fait que cette expérience historique a profondément transformé la politique de la gauche juive : l'impact de la révolution d'Octobre et la lutte des bolcheviks contre l'antisémitisme provoquèrent une scission au sein du Bund travailliste juif ainsi qu'au sein de l'aile gauche du mouvement sioniste. Tous deux se sont scindés, une grande partie des membres du Bund et de la gauche du Poale Zion se ralliant au parti bolchevik en 1919-1920.
Pendant la guerre civile, les armées contre-révolutionnaires des Blancs, soutenues par les puissances impérialistes et les forces nationalistes ukrainiennes dirigées par Symon Petlioura, perpétrèrent des pogroms de masse, tuant entre 150 000 et 200 000 Juifs. La plupart des victimes se trouvaient en Ukraine. Ce fut le plus grand massacre antijuif avant la Shoah. Le fondement idéologique de cette explosion de violence anti-juive était l'anticommunisme et, plus précisément, l'opposition au marxisme révolutionnaire internationaliste. C'est pourquoi Léon Trotsky, associé comme nul autre au programme de la révolution socialiste mondiale, devint la cible principale de toutes les forces contre-révolutionnaires et antisémites.
«Dans la haine de Trotsky», observe Kessler, «tous les ressentiments antisémites se confondaient, se renforçant mutuellement.» Ce fait a sans aucun doute influencé Trotsky pendant la révolution et la guerre civile. Ainsi, il a refusé la proposition de Lénine d'occuper le poste de commissaire du peuple aux Affaires étrangères, de peur que cela n'encourage davantage l'agitation antisémite. Il est également probable que cela explique pourquoi Trotsky, à la tête de l'Armée rouge, n'a pas abordé en profondeur les pogroms antisémites pendant la guerre civile.
Son article « Agitation pogromiste », écrit à la veille de la prise du pouvoir en octobre 1917, serait son dernier article sur le sujet durant de nombreuses années. Il laissa clairement la responsabilité de la direction politique de ce travail à Lénine, qui supervisa une campagne systématique de lutte contre l'antisémitisme au sein de la population et de l'Armée rouge. Cela comprenait un discours largement diffusé contre l'antisémitisme en 1919, dans lequel Lénine dénonçait celui-ci avec force comme une « tentative de détourner la haine des ouvriers et des paysans des exploiteurs vers les Juifs ». (Voir ici pour une analyse de la lutte des bolcheviks contre l'antisémitisme.)
Soulignant l'étroite corrélation entre le développement de la lutte contre l'antisémitisme et la révolution, Trotsky fut amené à maintes reprises, à des moments historiques critiques, à revenir sur cette question. Ainsi, dans son ouvrage de 1923, Problèmes de la vie quotidienne, il soulignait la persistance de préjugés anti-juifs parmi des couches de la paysannerie – qui constituaient encore la grande majorité de la population soviétique – dont le ralliement au nouvel ordre n’était pas encore pleinement acquis.
Ces tendances de la société soviétique allaient réapparaître avec acharnement, la révolution d'Octobre restant, contrairement aux attentes des bolcheviks, isolée au niveau international. Dans ces conditions, une bureaucratie se consolida dans les années 1920 et usurpa le pouvoir politique de la classe ouvrière. Ce processus trouva son expression politique dans une lutte acharnée au sein du parti, où Léon Trotsky et son Opposition de gauche durent défendre les intérêts sociaux de la classe ouvrière et le programme marxiste de révolution socialiste mondiale contre la réaction nationaliste dirigée contre la révolution et menée par la faction stalinienne. En décembre 1924, Staline articula les bases programmatiques de cette réaction nationaliste contre Octobre en proclamant que l'URSS construirait désormais le «socialisme dans un seul pays».
À partir des années 1920, la bureaucratie attisa et mobilisa systématiquement la tradition d'antisémitisme nationaliste au sein des couches arriérées de la population dans sa lutte contre Trotsky et l'Opposition de gauche. Lentement mais sûrement, la faction stalinienne ressuscita le vieux cliché contre-révolutionnaire du «bolchevik juif» sous les traits de Trotsky, « l'opposant juif». Ce processus, que Kessler ne résume que brièvement, aboutit finalement à une renaissance pernicieuse des stéréotypes antisémites du «révolutionnaire juif» pendant la Grande Terreur et la vague de purges d'après-guerre précédant la mort de Staline en 1953, et qui comportait une composante ouvertement antisémite.
Compte tenu de la rareté des écrits sur le sujet, Kessler a le mérite d'aborder l'impact du stalinisme sur le mouvement ouvrier juif et arabe au-delà des frontières de l'Union soviétique. Il le fait cependant de manière plutôt superficielle, sans aborder les implications politiques et historiques fondamentales du stalinisme. Ainsi, il note que la plupart des centaines de membres du Parti communiste palestinien expulsés de la Palestine sous contrôle britannique à la fin des années 1920 et au début des années 1930 ont fini en Union soviétique. Là, la plupart d'entre eux furent victimes de la terreur stalinienne. «Du premier CC [Comité central] du PC de Palestine», qui comprenait à la fois des Arabes et des Juifs, conclut Kessler, «seul Joseph Berger a survécu à la terreur stalinienne» ( Sozialisten gegen Antisemitismus, p. 226).
Malheureusement, Kessler ne s'attarde pas sur cette histoire, passant d'un pays à l'autre et d'un sujet à l'autre. Espérons que d'autres historiens s'intéresseront davantage à ce chapitre de l'histoire du mouvement ouvrier, qui allait influencer le sort des peuples juif et arabe pour les décennies à venir. Les mémoires de Joseph Berger, auxquels Kessler fait référence sans les citer, témoignent avec force de l'immense impact de la montée du stalinisme et de la terreur en URSS sur le sort du mouvement socialiste en Palestine. Berger appartenait à une génération de révolutionnaires d'Europe et du Moyen-Orient profondément marqués et inspirés par la révolution d'Octobre, avant d'être désorientés par le stalinisme. Plus que beaucoup de ses contemporains, Berger était particulièrement conscient des conséquences profondes de la destruction de sa génération de révolutionnaires dans la Grande Terreur. Dans sa préface, il écrit :
… ce ne sont pas seulement des individus, des groupes, ni même des dizaines de milliers d'individus qui ont été détruits. C'est toute une génération – celle qui a entraîné la plus grande révolution de l'histoire et qui, vingt ans plus tard, a été soit physiquement anéantie, soit balayée de telle manière qu'il ne reste que quelques traces de son œuvre. Cette multitude comprenait non seulement les hommes directement responsables de la Révolution, mais aussi les millions de personnes qui y avaient participé moins activement et moins consciemment, ainsi que celles, bien plus nombreuses, qui ne lui ont apporté que le soutien passif émanant de leur hostilité envers les «anciennes classes». [9]
C’est seulement dans le contexte des immenses dégâts politiques, intellectuels et culturels causés par la terreur stalinienne que l’on peut expliquer le développement ultérieur du mouvement ouvrier, y compris l’acceptation du sionisme par nombre de ses anciens adversaires – comme le Bund.
Kessler souligne le rôle du stalinisme sur le sort du peuple juif, mais il n'aborde le sujet qu'en surface. Il évite surtout de traiter des enjeux politiques liés à la lutte contre le stalinisme. Dans les rares passages où il les évoque, il exprime son désaccord avec l'accent mis par Trotsky sur l'internationalisme et son rejet de toute forme de nationalisme, un trait qui, comme l'écrit Kessler dans son livre sur Trotsky et l'antisémitisme, le rendait «politiquement vulnérable».
D'un point de vue politique, il s'agit d'une concession au stalinisme et au sionisme. Au cœur de la lutte entre l'Opposition et le stalinisme il y avait la lutte pour la perspective de l'internationalisme révolutionnaire en opposition au nationalisme. La bureaucratie stalinienne renonça explicitement à la stratégie de la révolution permanente, qui avait guidé la Révolution de 1917.
Élaborée avant tout par Trotsky, la conception de la révolution permanente partait du constat qu'à l'époque moderne, la bourgeoisie ne pouvait plus résoudre les problèmes des révolutions démocratiques bourgeoises – notamment l'émancipation des nationalités et des minorités opprimées – même dans les pays arriérés. Seule la classe ouvrière pouvait y parvenir en s'emparant du pouvoir d'État, en adoptant des mesures socialistes et en luttant pour le renversement de l'ensemble du système capitaliste des États-nations. L'émancipation des Juifs et la lutte des bolcheviks contre l'antisémitisme ne furent donc pas un effet secondaire accidentel de la révolution d'Octobre, mais une composante intrinsèque de la transformation socialiste de la société par la classe ouvrière, confirmant avec force la perspective de la révolution permanente. La violente réaction chauvine du stalinisme russe dirigée contre la révolution d'Octobre et le programme de révolution permanente ne se limita pas à proclamer la construction du «socialisme dans un seul pays» en URSS. Elle supposait également la subordination des travailleurs du monde entier à leur «propre» bourgeoisie nationale, y compris aux bourgeoisies arabes et juives du Moyen-Orient, renforçant finalement tant le sionisme que le nationalisme arabe.
En mai 1947, dans un revirement radical, Staline, qui avait jusque-là qualifié le sionisme de mouvement réactionnaire et cherché à s'attirer les faveurs des Arabes, adopta une politique étrangère pro-sioniste. Il soutint la résolution de l'ONU sur le plan de partage, obtenant également les voix de la Biélorussie, de l'Ukraine, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie, malgré l'abstention de la Yougoslavie, afin de garantir à l'ONU la majorité des deux tiers nécessaire à l'adoption de la résolution. L'Union soviétique fut le premier État à reconnaître de jure Israël. En 1948, l'URSS fournit également des armes à Israël pour sa guerre contre les armées arabes pendant la Nakba, jouant ainsi un rôle majeur dans la formation même d'Israël et dans sa violente répression des Palestiniens. Autre manifestation historique de la nature jumelle de l'antisémitisme et du sionisme, Staline, tout en soutenant Israël, se livra en 1952-1953 aux purges les plus ouvertement antisémites que l'Union soviétique ait jamais connues, culminant avec le tristement célèbre «Complot des médecins».
Conclusion
Les livres de Kessler fournissent des preuves irréfutables que la critique la plus puissante et la plus cohérente de l’antisémitisme et du sionisme émanait de l’aile internationaliste révolutionnaire du mouvement ouvrier, représentée en particulier par Léon Trotsky, Vladimir Lénine et Rosa Luxemburg.
L'État sioniste est apparu comme le produit malsain des plus grandes tragédies et crimes politiques du XXe siècle : la trahison de la révolution d'Octobre et du mouvement socialiste international par le stalinisme, l'arrivée au pouvoir du mouvement nazi d'Hitler en Allemagne, qui a ouvert la voie à l'Holocauste, et la destruction de générations de révolutionnaires par la terreur stalinienne. Auparavant, le mouvement marxiste avait obtenu l'allégeance et le respect des couches les plus progressistes des travailleurs et des intellectuels juifs d'Europe, inspirés par sa lutte contre l'antisémitisme et le sionisme. Ce n'est que sur la base de ces défaites historiques du mouvement ouvrier et des immenses crimes du fascisme que le projet sioniste a été légitimé aux yeux des masses, se nourrissant, plus que tout, du désespoir et du pessimisme historiques.
Au bout du compte Kessler partage ce pessimisme historique. Bien qu'il reconnaisse la formidable clairvoyance de la lutte de Trotsky contre le nazisme et ses avertissements d'une catastrophe imminente pour le peuple juif, la conclusion qu’il tire de l'Holocauste est que le combat marxiste contre l'antisémitisme, aussi noble fût-il, avait finalement échoué et que le combat de Trotsky pour le socialisme était «utopique». L'Holocauste, écrit Kessler, a marqué «l'échec historique» des aspirations juives à s'intégrer à la société européenne. L'État d'Israël, affirme-t-il, est apparu comme un «État démocratique au milieu d'une dictature hostile. Pourtant, il [Israël] était et demeure un État ethniquement défini qui repose sur l'expropriation et l'expulsion des Palestiniens. Cette contradiction est devenue un dilemme insoluble pour les sionistes socialistes qui aspirent à une société juste et égalitaire.» ( Sozialisten gegen Antisemitismus, p.294) Kessler en fait sans aucun doute partie.
Mais ce «dilemme insoluble» n'existe que pour ceux qui acceptent le système capitaliste de l'État-nation. Le mouvement trotskyste ne l'a jamais fait. C’est une omission révélatrice que Kessler, malgré tous les documents qu'il cite et traduit, ne mentionne pas la déclaration de 1948 de la Quatrième Internationale s'opposant à la création d'Israël. Dans une prédiction qui s'est à tous points de vue tragiquement réalisée, le mouvement trotskyste a lancé l'avertissement suivant :
L'ouvrier juif, séparé de son collègue arabe et empêché de mener une lutte de classe commune, sera à la merci de ses ennemis de classe, l'impérialisme et la bourgeoisie sioniste. Il sera facile de le dresser contre son allié prolétarien, l'ouvrier arabe, « qui le prive d'emplois et fait baisser le niveau des salaires » (une méthode qui n'a pas failli dans le passé !). Ce n'est pas en vain que Weitzmann a affirmé que « l'État juif endiguera l'influence communiste ». En compensation, l'ouvrier juif se voit accorder le privilège de mourir en héros sur l'autel de l'État hébreu. …
La partition n'était pas censée résoudre la misère juive et il est peu probable qu'elle y parvienne un jour. Ce nain d'État, trop petit pour absorber les masses juives, ne peut pas même résoudre les problèmes de ses citoyens. L'État hébreu ne peut qu'infester l'Orient arabe d'antisémitisme et pourrait bien se révéler – comme l'a dit Trotsky – un piège sanglant pour des centaines de milliers de Juifs. [10]
Près de 80 ans plus tard, ce «piège sanglant» est devenu un désastre sanglant aux proportions historiques pour l'ensemble de la population du Moyen-Orient. La perspective sioniste de gauche défendue par Kessler contre Trotsky et les opposants marxistes au sionisme s'est révélée être une impasse historique. En Israël, les sionistes travaillistes s’associent depuis longtemps à l'extrême droite sioniste pour réprimer les Palestiniens. Quelles que soient leurs divergences avec Benjamin Netanyahou, ils sont pleinement complices du génocide des Palestiniens à Gaza. Les conséquences de la subordination des luttes de la classe ouvrière en Israël à la perspective de faire pression sur les sionistes travaillistes ont été immensément tragiques pour l'ensemble de la classe ouvrière, et surtout pour les Palestiniens.
(Article publié en anglais le 2 juillet 2025)
Notes :
[1] Hal Draper, “Marx and the Economic-Jew Stereotype” (1977). URL: https://www.marxists.org/archive/draper/1977/kmtr1/app1.htm
[2]Ibid.
[3] Ibid.
[4] Max Zetterbaum, “Probleme der jüdisch-proletarischen Bewegung” [Problèmes du mouvement juif-prolétarien] Die Neue Zeit, 1901, Vol. 1, No. 11, p. 328. Traduction de l’Allemand par l’auteur, disponible sur: http://library.fes.de/cgi-bin/nzpdf.pl?dok=190001a&f=367&l=373
[5] Ibid., p. 329.
[6] Ibid., pp. 329-330.
[7] Lev Trotskii, “Razlozhenie sionizma i ego vozmozhnye preemniki”, publié initialement dans : Iskra, No. 56, 1er janvier 1904. Republié dans: Trotsky, L. D. Sochineniia [Oeuvres], Vol. 4, (Moscou/Leningrad: Gosudarstvennoe izdatel’stvo, 1926), pp. 124-128. Traduction de Frederick S. Choate.
[8] Lev Trockij, “Die Beilis-Affäre”, Die Neue Zeit, 1914, Vol. 1, No. 9, pp. 310–320. URL: https://library.fes.de/cgi-bin/populo/nz.pl
[9] Joseph Berger, Shipwreck of a Generation [Naufrage d’une génération], London: Harvill Press 1971, p. 14.
[10] “Against the Stream” [Contre le courant], Fourth International, Vol. 9, No. 3, May 1948. URL: https://www.marxists.org/history/etol/newspape/fi/vol09/no03/kolhamaad.htm